Suis-je un tyran ?

Il nous arrive, parfois avec une certaine exagération, de traiter tel ou tel homme politique ou chef d’entreprise de « tyran ». Mais en général, nous considérons que nous ne sommes pas du tout concernés par cette accusation : le tyran, c’est toujours l’autre, un cas très particulier et rare, celui d’un unique individu dont le désir propre fait politiquement la loi et s’impose au désir de tous. Cette manière de réfléchir sur le mal qui arrive dans le monde en nous focalisant sur une figure tellement différente de nous qu’elle ne nous ressemble en aucune façon est exemplaire d’une certaine dérive de la philosophie morale contemporaine. On voit ainsi proliférer les réflexions consacrées aux cas extraordinaires de méchants hors normes : le criminel nazi, le tueur en série, le violeur, le dictateur sanguinaire, le fanatique terroriste… Mais il reste très improbable que le cours de ma vie ordinaire me conduise, moi, être humain banal, à me comporter un jour de la sorte. Ainsi, en forçant le trait : qu’il s’agisse du tueur en série ou du tyran (voire de Dieu), le méchant, c’est toujours l’autre, ou à la limite l’Autre, et sous des figures tellement radicales ou lointaines qu’indépendamment de leur intérêt théorique, ces réflexions sur le mal commis installent de façon implicite leur auteur ou leur destinataire dans la position confortable de celui qui n’est pas concerné par le sujet pénible qu’elles abordent. Mon projet n’est certes pas ici de « culpabiliser » le lecteur. Mais, dans l’exercice de ses fonctions, un philosophe ne doit pas non plus exclure a priori l’éventualité de froisser son public, ou se soucier seulement de lui proposer des thèses agréables à entendre, valorisantes et narcissiquement gratifiantes : « Inquiète ton prochain comme toi-même », enjoignait Günther Anders (Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, entretien de 1979). Et ainsi, aborder en honnête homme la question du mal qui arrive dans le monde en général, et celle de la tyrannie en particulier, c’est peut-être accepter de reconnaître que moi, je n’ai pas les mains totalement propres dans cette affaire.