François-Henri Désérable : “Je n’ai jamais rencontré un pays où la défiance à l’égard du régime était telle”

Écrivain, chroniqueur pour Philosophie magazine, François-Henri Désérable a traversé l’Iran ces derniers mois pour saisir la contestation au plus près. Il en retire un passionnant récit d’analyse, L’Usure d’un monde (Gallimard). Entretien.

Pourquoi, alors qu’il est formellement déconseillé de se rendre en Iran, y êtes-vous parti en solitaire ?

« Un voyage se passe de motifs, disait Nicolas Bouvier : il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. » On n’a pas à se justifier d’un voyage, même dans une zone formellement déconseillée par le ministère des Affaires étrangères. Pourquoi l’Iran ? Parce que la lecture de L’Usage du monde, à 25 ans. Pourquoi ne pas avoir ajourné mon périple ? Précisément parce qu’il était périlleux : il n’y avait aucun – ou quasiment aucun – journaliste étranger en Iran fin 2022, et je voulais pouvoir regarder dans les yeux cette jeunesse iranienne qui se soulevait contre un régime liberticide.

Comment qualifieriez-vous l’horizon intime de ce voyage ? Un voyage initiatique ? Une fuite de l’ordinaire parisien ? Une expérience littéraire inspirée par L’Usage du monde de Nicolas Bouvier ? Un voyage politique, habité par le souci d’analyser au plus près la révolte du peuple iranien, et des femmes en particulier qui crient depuis des mois : « Femme, vie, liberté » ?

Un voyage initiatique, non. Mon voyage initiatique, je l’ai fait il y a quelques années en Amérique du Sud, sur les traces de Che Guevara. J’en ai tiré un récit qui s’appelle Chagrin d’un chant inachevé et qui paraîtra peut-être un jour. Une fuite de l’ordinaire parisien ? Oui, c’est certain. Vous savez, j’ai été joueur de hockey sur glace. Et tous les joueurs de hockey savent combien il est important – pas important : capital – de faire affûter, de temps en temps, les lames de leurs patins. Eh bien, tous les écrivains devraient de temps en temps affûter leur regard. Or chaque jour passé au même endroit l’émousse considérablement : pour affûter son regard, le meilleur moyen, c’est encore de s’arracher à chez soi. Bien sûr, ce voyage est aussi une expérience littéraire, puisque je mets mes pas, à soixante-dix ans d’écart, dans les pas d’un géant de la littérature de voyage. Bouvier arrive en Iran fin 1953, à une époque très mouvementée, quelques mois seulement après le renversement de Mossadegh et le retour du Shah. Et pourtant, tout cela est à peine évoqué dans L’Usage du monde. Comme le dit sa quatrième de couverture, c’est « un pur récit de voyage, dans la grande tradition de la découverte et de l’émerveillement ». Moi, il me semblait difficile, pour ne pas dire impossible, de traverser l’Iran aujourd’hui en faisant l’économie du contexte politique. Le modèle de L’Usure d’un monde n’est pas seulement Bouvier, c’est aussi Kapuściński, qui analyse dans Le Shah les mécanismes ayant conduit à l’avènement de la République islamique.