Pierre Ducrozet : “Deleuze est un moteur pour la création”

« Deleuze est l’un des philosophes qui lit le plus de littérature, et le mieux. Pour qui s’intéresse à ce champ, son œuvre est une mine d’or. De ses premiers à ses derniers travaux, la littérature est toujours là, c’est presque le cœur de sa réflexion. L’un de ses derniers ouvrages, Critique et Clinique [Éd. de Minuit, 1993], est d’ailleurs un recueil d’articles consacrés à des écrivains. Il y reprend des travaux menés dès les années 1960 sur Sacher-Masoch, Herman Melville, Lewis Carroll ou Alfred Jarry. Pour lui, la littérature est une “entreprise de santé” : “Plus proche d’un médecin que d’un malade, l’écrivain fait un diagnostic du monde ; il suit pas à pas la maladie, mais c’est la maladie générique de l’homme ; il évalue les chances d’une santé, mais c’est la naissance éventuelle d’un nouvel homme”, écrit-il. Cette idée qu’il faut être attentif au monde contemporain est fondamentale. Il n’y a pas de sujet digne ou indigne, je ne fais guère de distinction entre ce qui mériterait d’être matière à littérature et ce qui ne le mériterait pas. Un Deleuze inventeur de la pop philosophie, qui traite aussi bien de surf, de cinéma, de nomadisme que de concepts plus immédiatement philosophiques, comme le rhizome, la déterritorialisation ou le devenir, est un modèle pour moi. Lorsque je prépare mes romans, je me pose cette question : que puis-je y faire entrer ? Ce qui m’intéresse, ce sont les lames de fond à l’œuvre dans le monde, les forces qui s’affrontent. La crise sanitaire détourne notre attention du changement climatique, de la bascule beaucoup plus large et plus vaste qui est à l’œuvre. Dans un laps de temps probablement assez court, on aura trouvé une solution à la propagation du virus. On se retrouvera alors dénudé et sans force pour un défi de plus large ampleur. Parce que nous sommes focalisés sur la pandémie, on perd de l’énergie et du temps pour le reste. C’est un peu désespérant de voir à quel point on est capable de se mobiliser à une vitesse record contre quelque chose de visible, d’immédiat, de direct, tout en étant incapable d’agir face à quelque chose de mille fois plus important, menaçant et urgent, mais qui n’est pas très visible, pas très immédiat, pas très direct. Il me semble que l’espace du roman permet de penser cette bascule du monde et d’en rappeler l’urgence.

Gilles Deleuze, les dates clés
1925 Il naît à Paris dans un milieu petit-bourgeois qu’il qualifiera d’« inculte ».
1969 Il soutient sa thèse à la Sorbonne et rencontre le psychanalyste Félix Guattari.
1970 Il enseigne à l’université de Vincennes, héritière des utopies de Mai-68.
1972 Il publie avec Félix Guattari L’Anti-Œdipe, un succès éditorial.
1980 Nouvelle publication à quatre mains avec Mille Plateaux.
1995 Atteint par la tuberculose qui l’empêche d’écrire, il se suicide. 

Deleuze adopte un point de vue original sur la création : il s’intéresse moins à son produit fini, à l’œuvre, qu’au processus de création en lui-même. Pour lui, l’“objet roman” se comprend dans un processus de devenir, dans un mouvement toujours en cours. Il déborde sans cesse vers autre chose que lui-même. Ce qu’il y a à l’intérieur du livre le dépasse largement. Ce n’est pas tant le contenu qui est intéressant mais la force, l’énergie, qui le traverse, la façon dont le monde souffle à l’intérieur. Pourquoi Deleuze aime-t-il Kafka, Kerouac ou Miller ? Parce qu’il sent chez eux un souffle qui dépasse l’histoire et son auteur, quelque chose qui exprime, par exemple, les États-Unis de l’époque dans le cas de Kerouac. A contrario, il fustige tout ce qui est de l’ordre de la petite affaire privée. On peut donc voir sa réflexion sur la littérature comme une tentative de répondre à cette question : “Comment dépasser l’‘objet livre’ ?” Il faut que cela déborde, tout en tenant. Mais c’est lorsque la force est sur le point de déborder le livre que c’est le plus intéressant. »