“2666” : dans les enfers de Roberto Bolaño

Que peut la littérature face à la violence du monde ? Qu’a-t-elle à en dire ? Porté par ces inquiétudes, le metteur en scène Julien Gosselin adapte 2666, la somme romanesque époustouflante de l’écrivain chilien Roberto Bolaño (1953-2003). Cinq romans composent cette descente aux enfers, comme autant de cercles concentriques imbriqués. Des liens ténus relient chacune de ces histoires, des personnages se croisent et des lieux se répètent. Plutôt qu’une intrigue suivie, c’est une même quête métaphysique qui les unit, menant d’universités européennes en déserts mexicains, de boîtes de nuit en colloques, remontant des années 1990 à l’après-guerre. L’ennui gagne tout. Cette manque de sens instille dans les esprits cette question sans réponse : À quoi bon ? Comment meubler cette vacuité qui nous habite ? La littérature apporte-t-elle une réponse ? Voire. Elle fournit du moins l’alibi existentiel des quatre universitaires partis, dans le premier épisode de ce roman, en quête d’un auteur aussi génial que mystérieux connu sous le nom de Benno von Archimboldi. Sa figure fantomatique hante, comme métaphore d’une énigme insoluble, une enquête dont l’ambition énorme embrasse tous les sujets. Un roman-monde avec ses répétitions, ses excès et ses obscurités, avec ses songes et sa magie. Dans l’un des nombreux rêves qu’il décrit, l’écrivain partage cette intuitition : « La vie est demande et offre, ou offre et demande, tout se limite à ça, mais comme ça, on ne peut pas vivre. Un troisième pied est nécessaire pour que la table ne bascule pas dans les poubelles de l’histoire, laquelle à son tour est en train de basculer dans les poubelles du vide. Alors prends note. L’équation est la suivante: offre + demande + magie. Qu’est-ce que la magie ? La magie est l’épopée et aussi le sexe et la brume dionisyaque et le jeu. »

Julien Gosselin ne dissipe pas cette brume dionisyaque qui nimbe l’épopée de Roberto Bolaño. Mieux, il lui donne de l’épaisseur durant les douze heures que durent ce spectacle stupéfiant. Pour lui, l’écrivain fait de la littérature « un combat de samouraï contre la violence du monde inexplicable. Un combat qu’elle va perdre. Mais que le fait de combattre est déjà une victoire. » Téméraire, il relève après lui le gant et poursuit ce combat aussi héroïque que désespéré. Soutenu par des comédiens remarquables, il éclaire de ses talents de lecteur et d’adaptateur (éprouvés avec Les Particules élementaires) les parois obscures de cette antre infernale, de ce précipice dans lequel Bolaño pousse le lecteur et Gosselin le spectateur.

« Disons que c’est une caverne, écrit le romancier. Mais nous pouvons aussi dire que c’est une mine. De la bouche de la mine sortent des bruits inintelligibles. Des onomatopées, des phonèmes furibonds ou séducteurs ou séduisamment furibonds ou bien peut-être seulement des murmures, des chuchotements et des gémissements. Ce qui est certain c’est que personne ne voit, je veux dire voir réellement, l’entrée de la mine. Une machine, un jeu d’ombres et de lumières, une manipulation dans le temps dérobent le véritable contour de l’entrée au regard des spectateurs. » Les intellectuels, eux, « ne font qu’entendre les bruits qui sortent du fond de la mine. Ils les traduisent ou les réinterprètent ou les recréent. Leur travail, il va sans dire, est extrêmement pauvre. Ils emploient la rhétorique là où l’on a l’intuition d’un ouragan, ils essaient d’être éloquents là où ils pressentent la furie déchaînée, ils essaient de s’en tenir à la métrique là où ne subsiste qu’un silence assourdissant et inutile. »

Le metteur en scène extrait cette métaphore, montrant quelle merveilleuse perplexité 2666, avec son titre en forme de boîte à énigme, suscite. Roberto Bolaño amorce lui son roman à mi-chemin de la Famille royale de William Vollmann, dont il partage la quête existentielle, et d’Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, avec une épigraphe empruntée à Baudelaire : « une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ».