Jade Porcherot, 23 ans, en L1 de philosophie : “J’ai l’impression d’être un zombie”

Isolement, ennui, manque d’accompagnement, détresse psychologique, difficultés économiques… Les étudiants ont été frappés de plein fouet par la crise sanitaire. Nous avons décidé de leur donner la parole pour faire entendre leurs souffrances, mais aussi leurs espérances et leurs conseils philosophiques pour affronter la pandémie.

Aujourd’hui, Jade Porcherot, 23 ans, étudiante en première année de licence de philosophie à l’université de Nantes. Profondément ébranlée par les restrictions imposées par la crise sanitaire, elle évoque son impression qu’« il n’y a plus de présent » et déplore la disparition des liens, des échanges, des discussions face à face. Impossible, à ses yeux, d’étudier dans de telles conditions. Et en particulier la philosophie, qui doit, par essence, se nourrir de débats.

Le témoignage de Jade Porcherot :

« Je m’appelle Jade Porcherot, j’ai 23 ans, je suis étudiante en L1 de philosophie à Nantes. J’ai l’impression d’être un zombie, et qu’on vit dans Zombieland. Je suis dans ma chambre de la cité universitaire, un micro-studio de neuf mètres carrés, à lire mes bouquins, à me connecter sur Zoom, à essayer de comprendre Socrate ou Kant, à tenter de creuser dans des vieilles pensées. Mais j’ai l’impression que ça ne sert absolument à rien, puisque le présent n’existe pas. Oui, il n’y a plus de présent : je suis coincée chez moi, je ne peux pas voir mes amis, je ne peux pas voir ma famille. Je ne peux pas non plus créer de projet, car comme le présent est absent, le futur est inimaginable.

Je ressens une perte de sens, une vraie désillusion par rapport à l’enseignement, par rapport à l’avenir, par rapport à mes projets. Moi qui suis quelqu’un d’assez engagé, qui milite depuis plusieurs années, je me sens complètement impuissante. Tous ces moments informels que l’on perd, toutes ces relations qu’on ne crée pas… Tout ce réseau que l’on doit construire et que l’on ne peut pas construire. C’est grave ; si aujourd’hui, à 23 ans, je ne peux pas construire un réseau, avoir des gens autour de moi, comment vais-je faire pour trouver un travail ? D’ailleurs, la semaine dernière, quand je suis allée retrouver les camarades de mon association, engagée pour le droit au logement, on avait même du mal à interagir ! C’était très étrange, comme si on était en train de perdre nos codes sociaux, que l’on ne savait plus très bien quoi faire de nos bras et de nos mains. Cela m’a fait un vrai choc.

Politiquement, je suis sidérée de voir toutes ces lois qui passent et s’ajoutent sous le prétexte de l’état d’urgence. Aujourd’hui, c’est l’état d’urgence sanitaire, mais avant cela, c’était déjà l’état d’urgence – contre le terrorisme. Depuis combien d’années vivons-nous dans cet état d’urgence perpétuel ? À ce sujet, en cours, on étudie en ce moment la Grèce antique. À cette époque-là, les citoyens faisaient tous partie de la polis (la cité), et la démocratie y était très présente. J’en conclus que, de -400 à aujourd’hui, les choses n’ont pas évolué… et qu’elles ont même peut-être régressé.

En revanche, nous discutons beaucoup en ligne avec les enseignants et les camarades. Nous formons une communauté soudée, on partage nos cours, on s’aide, on s’envoie des messages d’amour et de soutien. Les professeurs sont présents, avec nous. Ils font ce qu’ils peuvent en dépit de Zoom, mais on sent qu’eux aussi n’en peuvent plus. C’est d’autant plus difficile pour eux qu’ils ont également à gérer la souffrance des élèves, le décrochage de masse que je constate tous les jours. Je ne pense pas qu’il soit possible de continuer ainsi ; l’éducation ne peut pas se faire convenablement sur des fichiers .pdf ou sur des plateformes de visioconférence – ne serait-ce qu’à cause de l’isolement que ceci entraîne. La philosophie exige le débat, la possibilité de communiquer, de réfléchir collectivement, de sentir d’autres regards en face de soi.

D’ailleurs, je ne connaissais pas l’existence de ce hashtag de mobilisation étudiante sur les réseaux sociaux, #ÉtudiantsFantômes. Fantômes, zombies, voilà, on est bien dans le thème : le film d’horreur. »