Milo Rau : “La tragédie a été inventée pour abolir la tragédie”

« Il ne faut pas seulement représenter le monde. Il faut le changer. » Voici le premier principe de votre Manifeste de Gand, inspiré de Marx, qui déplorait que les philosophes n’aient fait « qu’interpréter le monde » au lieu de le transformer. Que peut un artiste ?

Milo Rau : Il existe plusieurs niveaux d’action. La politique des images en est un – comme lorsque je travaille avec le mouvement Sans-Terre au Brésil, et que leurs représentants s’approprient l’une des tragédies les plus connues en Europe, Antigone. Il y a aussi un mode d’action plus direct, car mes pièces sont accompagnées de campagnes politiques pour défendre des droits. Les produits agricoles des Sans-Terre seront ainsi distribués tout au long de la tournée du spectacle. Enfin, je travaille à changer les institutions au Théâtre de Gand, que j’ai dirigé en Belgique, mais aussi au Wiener Festwochen, à Vienne, dont je prends la direction dès juillet.

En quoi votre démarche relève-t-elle d’une « philosophie pratique » ?

Le but n’est pas la représentation du réel mais de rendre la représentation elle-même réelle, en s’intéressant moins au « produit » qu’au « processus de production ». On n’est jamais dans la théorie pure ou dans la pratique pure, mais toujours dans une pratique théorique ou une théorie pratique. Si l’on parle de la solidarité comme d’une idée politique, on l’expérimente au théâtre en la rendant effective entre un mouvement social, comme celui des activistes indigènes, et des institutions, comme le NTGent, entre des comédiens brésiliens et européens. Et l’on teste la nature de cette solidarité. Autre exemple : quand un acteur comme Yvan Sagnet, activiste pour les droits des immigrés, joue le rôle de Jésus dans mon film Le Nouvel Évangile (2020), il utilise ce projet, ouvertement et en toute amitié, comme une « machine de régularisation » – on a en effet investi pour fournir une adresse et des papiers aux réfugiés qui  y jouent. Or le cinéma est aussi une « machine d’images ». Il y aura donc une dialectique entre des intérêts artistiques et politiques. De même, pour le mouvement Sans-Terre, le théâtre est une machine de propagande. Pour nous, c’est une machine d’émotion. Mais il arrive souvent que certains ne trouvent pas leur place dans cette dialectique, que des acteurs ne se pensent pas comme des activistes ou que des activistes ne veuillent pas monter sur scène.