Se retrouver un moment sans son âme

Rwanda, 1994 : d’avril à juillet, près de 1 million de Tutsis sont massacrés par des Hutus, ethnie majoritaire. Un génocide d’une violence inouïe qui a mis aux prises des hommes, des femmes et des enfants partageant jusque-là le même village, la même école, la même église… Cinquante ans après la Shoah, comment appréhender le retour d’une entreprise génocidaire ? Né dans une famille réfugiée en 1942 au Chambon-sur-Lignon, grand reporter pour Libération, Jean Hatzfeld est envoyé au Rwanda en 1994. Après avoir travaillé avec des rescapés des collines de Nyamata, Dans le nu de la vie : récits des marais rwandais (Seuil, 2000), il interroge les tueurs des mêmes collines au pénitencier, dans Une saison de machettes (Seuil, 2003). Il publie aujourd’hui La Stratégie des antilopes (Seuil) qui réunit quelques années plus tard les personnages des deux premiers. Mêlant sa voix à celles des protagonistes, il livre un reportage philosophique, inspiré de Hannah Arendt et de Primo Levi, sur les origines du mal, l’inconscience des tueurs, le sentiment de culpabilité des survivants et le silence qui les sépare.

Une extermination intellectuellement préparée

Le génocide tutsi se distingue du génocide juif, en ce qu’il est rural et non industriel. Au Rwanda, on utilise l’outil des agriculteurs : la machette. On respecte les horaires des travaux des champs : le matin, on se retrouve au stade de football, on part tuer comme on part labourer, on revient piller l’après-midi, on négocie le butin vers 17 heures, on festoie, et le lendemain on recommence. La différence avec la saison agricole est qu’on n’observe pas de pause à midi et qu’on travaille le dimanche.

La machine génocidaire s’élabore de façon similaire en Allemagne et au Rwanda, en l’espace de vingt ans, le temps de formation d’un tueur. Dans les deux pays, un dictateur s’impose – Hitler en 1933, le Président hutu Juvénal Habyarimana en 1973 – qui annonce son projet : une fraction de la population, cause de tous les maux, doit disparaître. Les gens n’y croient pas réellement, mais le discours s’immisce et la parole est admise. Elle se répète en exhortations dans les meetings politiques, mais aussi sous forme de sketchs, de chansons et de caricatures... En même temps, les agressions se multiplient, dans un climat d’impunité qui va crescendo. Peu à peu, les « gens en trop » sont exclus de l’administration, de l’université, de la police. Les spoliations et les massacres se succèdent. Puis, en 1992, la guerre éclate. Sans elle, personne ne peut basculer et commettre l’acte d’exterminer. En plein chaos, dans cet État de non-droit, de peur et de mort, où la morale et l’humanisme sont violemment attaqués, les tueries s’étendent. Il est difficile de dater le moment de la décision, mais trois mois avant le début du génocide, la machine à tuer était fonctionnelle. Le déclic a été l’assassinat du Président Habyarimana. Dans les heures qui ont suivi, on a commencé à éliminer l’Autre, le Tutsi, de manière organisée et planifiée. Les tueurs n’ont pas douté de la justesse de leur entreprise, d’où leur efficacité et leur sérénité.