Baptiste Morizot : “Nous avons à retisser des alliances concrètes avec les vivants”

C’est une expérience singulière de lecture que de s’aventurer dans L’Inexploré (Éditions WildProject), le nouveau livre de Baptiste Morizot, dont l’écriture a couru sur près de six ans. On a vraiment l’impression d’entrer dans l’atelier du philosophe, où celui-ci élabore ses concepts ou encore, comme il l’explique plus loin, ses « cartes ».

La forme n’est pas celle de Sur la piste animale ni de Manières d’être vivant, qui mélangeaient récits de voyage et philosophie. L’Inexploré, ce sont des fragments numérotés de 1 à 728, qui courent sur près de 400 pages et qui sont tantôt de simples aphorismes, tantôt des lectures personnelles d’articles scientifiques ou des discussions serrées de certaines notions. C’est ainsi que l’on passe d’une description de l’activité des castors ou des rapaces australiens à une remise en question du concept de « nature » ou de « causalité ». Cette lecture est exigeante mais jamais rébarbative. D’abord, parce que la composition par fragments donne un rythme. Ensuite, parce qu’on y voit vraiment une pensée en train de se faire : L’Inexploré rassemble toutes les questions que s’est posées l’auteur en marge de l’écriture de ses précédents livres, il ne s’agit donc pas d’un système mais d’un faisceau de réflexions et d’intuitions, d’une arborescence.

Sur le fond, le propos nous fait sortir pour de bon de l’Âge écologique, né dans les années 1960, où beaucoup d’observateurs, inquiets de la montée en puissance des arsenaux nucléaires ou conscients du danger des pesticides, considéraient qu’il convenait de « protéger la nature », voire de « sauver la planète ». Le simple énoncé d’un tel projet maintient et perpétue le dualisme entre nature et culture, central dans la Modernité occidentale. Mais aujourd’hui, souligne Baptiste Morizot, il nous faut changer de mot d’ordre, tant nous sommes nous-mêmes menacés par le réchauffement climatique, les sécheresses, les mégafeux ou la disparition des pollinisateurs : « Nous ne défendons pas la nature. Nous sommes la nature qui se défend. »

Nous sommes la nature : c’est parce que Morizot est un fin lecteur des théoriciens de l’évolution, notamment de Stephen Jay Gould, qu’il n’a de cesse de resituer l’humain dans sa lignée évolutionnaire, de le réinsérer dans la trame du vivant, dont les Occidentaux ont eu la folie de s’extraire. Cette exploration parcourt de nombreuses disciplines – la biologie, l’éthologie, la botanique, mais aussi la métaphysique… – à seule fin de dégager de nouvelles pistes d’action et d’imaginer une « alterpolitique ».

Baptiste Morizot en 6 dates
1983 Naissance à Draguignan
2011 Thèse de doctorat sur le rôle du hasard dans les processus d’individuation, à la lumière de l’œuvre de Gilbert Simondon
2013 Maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille. Publication dans Philosophie magazine de « Sur la piste du loup », récit d’une expérience de pistage
2017 Membre de l’Institut universitaire de France
2019 Parution d’une tribune dans Le Monde pour défendre la création de foyers de libre évolution portée par l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas)
2020 Participe à la création de l’association Les Fermes paysannes et sauvages, réseau d’exploitations explorant d’autres pratiques agricoles

L’Inexploré, c’est aussi le titre d’une revue consacrée à la spiritualité, au paranormal. Quel est votre rapport à la rationalité ?

Baptiste Morizot : J’ai découvert, après avoir choisi mon titre, l’existence de cette revue, qui a une approche diamétralement opposée à la mienne. Mais j’ai décidé de le maintenir malgré le léger risque de malentendu ! Pour ma part, j’appartiens à un courant philosophique qui considère la rationalité comme un instrument. Ce courant ouvre une troisième voie entre la philosophie classique, qui voit dans la rationalité un absolu, la seule manière correcte de saisir la réalité et de déterminer des normes morales ou politiques, et une autre tradition, celle des Antimodernes, qui procèdent à la critique et à la récusation du rationalisme au nom du mystère ou des errances de la raison. En fait, la surévaluation comme la sous-évaluation de la rationalité ne m’intéressent pas. Je ne considère pas que la rationalité scientifique est l’alpha et l’oméga de la pensée humaine. Cependant, je suis convaincu que c’est un instrument nécessaire pour stabiliser des savoirs fiables avec lesquels on peut avancer collectivement.

Ce courant auquel vous dites appartenir sans le nommer, c’est le pragmatisme ?

Absolument, il s’agit du pragmatisme américain, dans la filiation duquel je m’inscris sans l’adopter en bloc. Selon les philosophes pragmatistes, la raison n’est rien d’autre qu’une aptitude façonnée par l’évolution du vivant en nous et qui s’avère à la fois extraordinaire et limitée. Notre cerveau n’a pas été façonné par la sélection naturelle de manière à nous rendre capables de faire de l’enquête philosophique et scientifique, il devait relever d’autres défis. Mais, et c’est la beauté de l’évolution, on peut le subvertir, le détourner, pour mettre en place des approches plurielles qui nous permettent d’en apprendre davantage sur le monde et d’agir plus intelligemment en lui. J’appelle cela l’enquête réanimante.