“Tante Alice enquête”, d’Ali Rebeihi : la cuisine de l’étrange

Ali Rebeihi s’attaque au polar. Pour son premier roman, l’animateur de l’émission Grand Bien vous fasse, sur France Inter, marche dans les pas des grandes reines du crime. Et ses pas le dirigent vers la cuisine, lieu par excellence de l’« inquiétante étrangeté »…

Le décor : un délicieux village imaginaire, idéalement coincé entre la forêt de Fontainebleau, la Seine et l’un de ses affluents, le Loing. La victime : Paul Faye, ancien professeur de philosophie reconverti dans l’écriture de best-sellers sur le bien-être et la méditation. L’héroïne : la très futée Alice Bonneville, autrement appelée tante Alice, professeure de droit pénal à la retraite, très portée sur la bonne chère… Ce qui frappe d’emblée dans le roman, c’est le soin porté à ce qui est cuisiné et mangé. Au sein du village, l’enquête est prétexte à d’innombrables rendez-vous culinaires, au cours desquels les convives rivalisent d’imagination pour concocter quantité de scones aux dattes, financiers, tartelettes au chocolat gianduja, crumpets fumants et autres nourritures terrestres bien sucrées. Leur appétit est à l’avenant, sans la moindre cuillerée à moka de culpabilité. Sentirait-on percer, sous l’auteur, l’animateur lassé de faire l’apologie de la mesure et du contrôle ?

La nourriture a depuis longtemps partie liée avec le roman à énigme. Comme le relève Silvia Baucekova dans sa thèse « The Flavour of Murder: Food and Crime in the Novels of Agatha Christie » (« Le goût du crime. Meurtres et nourriture dans les romans d’Agatha Christie », in : Prague Journal of English Studies, 2014), lors d’un crime domestique, la fonction nourricière du foyer est altérée. Ce n’est pas seulement parce qu’ils assument le péché de gourmandise que les auteurs empoisonnent thé ou café, cakes fourrés et chocolats fondants. Ils témoignent de ce que la nourriture peut être non seulement vidée de ses forces vitales mais, pire, muée en arme par destination. La cuisine se retrouve alors frappée d’Unheimlichkeit soit, dans sa traduction française consacrée, d’« inquiétante étrangeté ». Sous le concept forgé en 1919, Sigmund Freud traite du phénomène par lequel des choses plaisantes et familières, mais qui recèlent en même temps un caractère secret, se font soudain troublantes et angoissantes.

Or, de façon singulière et beaucoup plus contemporaine, Ali Rebeihi fait de la nourriture une arme en donnant à voir des personnages qui mangent… trop. Vraiment trop. Il n’a pas besoin de strychnine ou de cyanure pour envoyer ad patres ses personnages : « J’ai veillé à la dose de sucre. De quoi tuer sur le coup un diabétique », affirme tante Alice. Si les protagonistes sont encore fringants à la fin du roman, le lecteur ne manquera pas de s’inquiéter, à terme, pour leur santé. Fricasseurs et pâtissières de Valmont-sur-Loing s’empoisonnent à petits feux, au grand jour. Et le crime n’est pas seulement celui dont on cherche le coupable. D’autant que Paul Faye, la victime, ne risquait pas de trépasser d’une overdose de pancakes, lui pour qui « réguler son taux de glycémie était devenu une obsession ». Sous couvert de cosy crime, genre littéraire auquel se rattache Tante Alice enquête, Ali Rebeihi sert un roman comme les biscuits de tante Alice : délicieusement décadent.

Tante Alice enquête. Le bonheur est dans le crime, d’Ali Rebeihi, vient de paraître aux Éditions du Masque. 267 p., 18€, disponible ici.