La puissance des rites en Inde

La Durgā pūjā est l’occasion pour les Bengalis de célébrer Dourga, leur déesse préférée ; c’est aussi l’occasion d’admirer la vigueur des rites en Inde, qui évoquent toujours en moi la même nostalgie. 

Ça commence dans les ruelles calmes de Kumartuli, ce quartier du nord de Calcutta où la déesse affleure lentement de l’argile et prend forme, sous la main experte du sculpteur d’idole. La minutie du geste – le même de père en fils –, la sûreté du regard (qui remarque à peine ma présence), le jeu d’ombre de l’atelier, où monstres et divinités sont plus nombreux et plus imposants que les hommes… Le présent s’efface au fil des allées sinueuses – je le quitte volontiers, soulagé d’excaver enfin cet autre temps, immémoriel et symbolique. 

Calcutta se fait belle pour accueillir la déesse. La nuit, elle se métamorphose en bal de lumières et de couleurs, et ses habitants en font autant, en revêtant leurs plus beaux saris, kurtas (chemises amples et longues) et bijoux pour aller à sa rencontre. L’ambiance est particulièrement chaleureuse autour des pandals, ces temples éphémères érigés par les comités de quartier : les adultes s’assoient pour discuter, les adolescents déambulent, les bras entrelacés, tandis que les enfants écarquillent les yeux en approchant timidement les idoles – l’occasion pour les aînés de leur raconter l’histoire effroyable du démon-buffle Mahishasura, que seule Dourga a eu la force de tuer.

Le sociologue français Émile Durkheim a raison de rappeler qu’à travers les rituels, « la société prend conscience de soi et se pose », et que « les sentiments collectifs ne sont possibles que grâce à des mouvements extérieurs qui les symbolisent » (Les Formes de la vie religieuse, 1912) ; mais je ne peux m’empêcher de croire qu’il s’y joue aussi quelque chose de plus primordial au fond de nous-mêmes. Un jour, une psychanalyste indienne m’a dit : « Il y a en toi un homme vieux de dix mille ans qui a faim de rituel ! » Propos certes ésotérique du seul point de vue scientifique, mais l’idée d’un « soi » archaïque, voire universel (ātman pour les Hindous) me réconforte – surtout en cette période de grande incertitude, quand la « fatigue d’être soi » de l’individu moderne se double d’une autre, décisionnelle, née du besoin d’élire chaque jour sa propre gestuelle de survie. Je vois un homme danser au rythme des dhaks (un tambour traditionnel du Bengale) au milieu d’un nuage d’encens, les yeux fermés : le voilà délivré de lui-même, le temps d’une pūjā (rite d’offrande et d’adoration). 

Calcutta est frémissante, la dernière nuit, lorsque les milliers d’idoles, montées à bord de camionnettes, tracteurs, et autres charrettes, convergent vers les rives du Hooghly pour le grand dénouement. Les hijras (femmes transgenres) se déhanchent au plus près des dhaks assourdissants ; à deux pas d’elles, des Indiens issus de diverses classes sociales dansent aussi. Les masques tombent (dans tous les sens du terme), les identités se dissolvent dans la liesse collective. 

Les hommes se grouillent autour des camions pour décharger les idoles : quand ils n’ont pas de grue, leurs corps s’empilent pour soutenir le poids de la déesse, leurs voix s’interpellent à tue-tête… Si près du but, il ne faut surtout pas la faire tomber ! Puis, enfin, le clou du spectacle : l’immersion de Dourga dans les eaux noires du Hooghly, défluent du Gange – c’est le moment de lui dire au revoir, en attendant l’an prochain. 

Certains Bengalis étaient partagés au sujet de la Durga pūjā cette année : fallait-il la fêter, étant donné le contexte ? Était-ce possible ? Les regards riants autour de moi me disent que ce n’était pas seulement possible, mais profondément salutaire. Car, « une fois que nous nous sommes acquittés de nos devoirs rituels, nous rentrons dans la vie profane avec plus de courage et d’ardeur, observe Durkheim, non seulement parce que nous nous sommes mis en rapport avec une source supérieure d’énergie, mais aussi parce que nos forces se sont retrempées à vivre, pendant quelques instants, d’une vie moins tendue, plus aisée et plus libre ». En rentrant, je ne peux m’empêcher de sourire aussi : était-ce vraiment une bonne idée de fréquenter cette foule animée ? L’homme rationnel en moi n’en est pas si sûr… mais l’homme de dix mille ans est ravi.