Les “Pandora Papers”, une boîte de Pandore des temps modernes

« “Pandora Papers”, c’est la boîte de Pandore. Plus vous creusez, plus vous trouvez. » C’est ainsi que le chef de la cellule d’investigation de Radio France Jacques Monin a commenté le choix d’appeler les dernières révélations fracassantes sur l’évasion fiscale mondiale « Pandora Papers ». Douze millions de documents appartenant à des cabinets spécialisés dans les paradis fiscaux ont en effet été publiés par l’Icij, un consortium de journalistes, dévoilant des informations cruciales sur les activités offshore de plus de trois cents personnes, dont des stars et des chefs d’État.

Cette référence à une fable de l’Antiquité grecque paraît particulièrement bien choisie. Le mythe de Pandore renvoie à cette boîte, fabriquée à la demande de Zeus, pour couvrir l’humanité de vices et de maux de façon interminable… Une lecture plus minutieuse du mythe, fondée sur l’analyse qu’en fait le spécialiste de l’Antiquité Jean-Pierre Vernant, nous met sur une piste plus troublante encore. Explications.

• Revenons aux origines du mythe. Nous sommes à la fin du VIII^e siècle avant J.-C. et le poète Hésiode vient d’achever sa dernière œuvre, Les Travaux et les Jours, dans laquelle on retrouve l’histoire de Pandore. Que raconte ce mythe ? Zeus décide de punir les humains pour se venger de Prométhée après que celui-ci a volé le feu des dieux pour l’offrir aux mortels. Il demande à Héphaïstos, le dieu forgeron, de façonner une femme à partir d’eau et d’argile, parée des plus beaux bijoux et dotée d’un charme irrésistible : voici Pandore, à qui Hermès insuffle l’art du mensonge et de la tromperie. Prométhée met son frère Épiméthée en garde contre tout cadeau qui serait envoyé par les dieux. Mais Épiméthée l’imprudent ne se méfie pas… et épouse Pandore. Celle-ci arrive des Cieux sur terre avec une jarre remplie par Zeus de tous les maux. Elle finit par l’ouvrir, condamnant l’humanité à connaître la vieillesse, la maladie, le vice et l’orgueil, entre autres tares...
• Les humains, victimes ou coupables ? Comme le souligne dans cette conférence Jean-Pierre Vernant, sociologue et historien spécialiste de l’Antiquité, on peut interpréter cette histoire comme un mythe fondateur, expliquant à la fois la dualité du monde – entre bien et mal – et la nature imparfaite des êtres humains. À l’instar de l’histoire d’Adam et Ève, nous sommes confrontés à l’idée d’un châtiment primordial, condamnant les humains à n’être que les victimes de dieux en colère. Une différence de taille existe toutefois entre le mythe grec et la Bible : la part de culpabilité des humains. Vernant l’exprime clairement : dans le mythe grec, « les hommes ne sont pas coupables de ce qui leur arrive ». Comme souvent dans l’Antiquité, les hommes semblent condamnés par les passions des dieux. De même, les contribuables qui paient leurs impôts rubis sur l’ongle sont des victimes de l’ouverture de cette boîte de Pandore que sont les paradis artificiels. Car les vrais coupables, ce sont bien les dieux et non les mortels.
• Voici, en effet, comment l’on peut résumer le mythe et les « Pandora Papers » : une caste toute-puissante dont les agissements cupides nuisent au commun des mortels. S’agirait-il d’un problème systémique ou de caprices isolés qui nuisent à un système par ailleurs irréprochable ? L’affaire des « Pandora Papers », où sont impliqués de nombreux dirigeants politiques dans des pays très différents, ferait plutôt pencher pour la seconde hypothèse. Les décideurs du monde moderne seraient pour ainsi dire les dieux d’antan, bien décidés à garder leurs pouvoirs et leurs privilèges, loin des mains de Prométhée le bienfaisant. Les puissants contribuent à pérenniser un système dont l’un des grands principes est précisément la captation du capital et l’engrangement du profit sans limite. Le philosophe Alain Denault l’explicite ainsi dans nos colonnes : « Loin d’être des réalités marginales ou parallèles, les législations de complaisance se révèlent au fondement même de la gestion du capitalisme. » Sans paradis fiscaux, pas de capitalisme. Sans Zeus, pas de boîte de Pandore.
• Faut-il pour autant voir une fatalité dans cette malédiction qui pèse sur les humains ? L’humanité, à l’image de celle des mythes antiques, est-elle condamnée à devoir éternellement subir les travers des tout-puissants, puis de les oublier ? Tout n’est peut-être pas perdu. Dans le mythe de Pandore, un dernier élément reste au fond de la jarre : elpís (ἐλπίς), c’est-à-dire l’attente. Ce détail explique pourquoi nous ne sommes pas accablés des autres maux tout de suite : puisque l’attente demeure, nous savons que ces maux se produiront, mais nous ne savons pas quand. Chez Hésiode, l’attente est donc une qualité plutôt négative, au sens d’expectative ou de fatalité. Mais on peut y voir aussi une composante plus optimiste, au sens où tout ne serait pas joué d’avance : un espoir. Dans l’affaire des évasions fiscales, cet espoir est aujourd’hui incarné par les lanceurs d’alerte, les journalistes d’investigation (comme le consortium de l’Icij) et de nombreuses juridictions internationales, qui composent autant de prométhées des temps modernes chargés de veiller sur la probité des Dieux – ou de ceux qui se prétendent tels. Car il est un abîme indépassable entre la démocratie libérale et la mythologie grecque : dans le premier régime, qui nous gouverne aujourd’hui, personne – aussi puissant soit-il – n’est au-dessus des lois.