Connemara 

Une recension de Alexandre Lacroix, publié le

« Dehors, les deux SUV de la famille reposaient sur le gravier, donnant une impression statique et ruminante, tandis que des arbres parfaitement taillés produisaient alentour leur moutonnement protecteur. Il se trouvait dans chaque ville des habitations du même genre, à l’aspect serein, inspirées du Japon et des hauteurs californiennes, et qui renfermaient en elles le secret de leur possibilité, l’indispensable désordre d’affaires et d’argent qu’il fallait pour s’offrir ces blocs de fausse éternité. »

Tout l’art de Nicolas Mathieu se trouve condensé dans ces quelques lignes. D’abord, sa phrase, toujours aussi incarnée et ciselée depuis Leurs enfants après eux (prix Goncourt 2018), repose sur une extraordinaire maîtrise de l’adjectif, et le « ruminante » appliqué ici à des grosses voitures est une vraie trouvaille, qui fait aussitôt éclore l’image dans l’esprit du lecteur. Ensuite, Nicolas Mathieu est un peintre de la vie telle qu’elle est – il est capable de nourrir son roman avec des éléments d’habitude jugés indignes de la littérature, comme les chansons de Michel Sardou, le quotidien des consultants en ressources humaines des villes de province, leurs réussites minuscules et leurs frustrations intenses, ou encore une soirée de beuverie où des vieux potes, quadragénaires un peu largués, utilisent dans leur jardin un canon à patates. Enfin, Nicolas Mathieu a le génie de la sociologie, et Connemara peut se lire comme une éblouissante méditation sur ce qui fait que certains sont mus par le désir de s’élever au-dessus de leur milieu d’origine, tandis que, pour d’autres, le déterminisme de classe est un piège inéluctable – deux trajectoires décrites à travers les destins alternés d’Hélène et de Christophe. Mais la victoire des premiers est illusoire, car le luxe extérieur des pavillons reste un peu toc, il ne peut abriter que la pagaille et le désordre, voire le délabrement intérieur. La bonne nouvelle quand même, c’est que Connemara est un roman d’une facture très dense et que tous les paragraphes sont du même niveau que celui que j’ai cité.

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