Sur l'esthétique
Une recension de Victorine de Oliveira, publié le« Le beau n’est plus ce qu’il était », déplore Edgar Morin. « L’expérience du beau est aujourd’hui impossible », constate Byung-Chul Han. L’un sur le ton de la conversation, l’autre dans un essai décapant s’accordent sur le diagnostic : le beau est en crise. À qui la faute ? Au marché, qui sacre des œuvres destinées à nous décrocher un simple « Like ». Pour l’émotion, l’inquiétude, le questionnement, on repassera.
À l’ère numérique, qu’étudie particulièrement le philosophe germano-coréen, il faut du flux, de l’accès rapide, de la circulation fluide. Ainsi triomphe le lisse, l’absence d’aspérité, d’accident, de profondeur. Il envahit notre espace, on le retrouve dans « les sculptures de Jeff Koons, l’iPhone et l’épilation brésilienne ». Et il contamine l’œuvre d’art, qui imite la surface de nos smartphones, ergonomique et transparente. Reprenant Barthes et Baudrillard, Han y voit la victoire du pornographique sur l’érotique. De même qu’un sexe lisse ne laisse plus rien à dévoiler, la surface du Balloon Dog – Koons est sa bête noire – ne dissimule aucune intériorité. Elle reflète le spectateur, devenant là objet de selfie. Avec sa prose efficace et tranchante, Han joue la brèche, la fêlure, le désastre, soit la négativité et la distance, contre l’immédiate disponibilité des images sympathiques qui défilent sur nos timelines. Le beau, lui, engage, d’abord dans la durée, puisqu’il sidère, arrête le temps, y crée une faille, justement.
Cette notion d’engagement est chère à Morin, qui témoigne à la fois de son expérience de spectateur et de créateur. Se souvenant de l’« état de demi-possession » qui était le sien au moment d’écrire La Méthode, Morin fait de l’artiste un « chaman » moderne dont la transe, moyennant substances – de simples cigarettes, promet-il dans son cas –, mène à une vérité cachée. Dans la continuité de l’idéal romantique de l’artiste inspiré par des forces supérieures, Morin avance : « Je pense que ce qu’on a appelé au XXe siècle l’“engagement” des écrivains et artistes correspond à la prise de conscience d’une mission qui prend une dimension postchamanique et post-prophétique. » L’esthétique chez Morin est de l’ordre du sentiment, de la sensation, qui, « en nous procurant plaisir et émerveillement », nous plonge dans un « état second » qu’il qualifie de « poétique ». L’artiste-chaman transmet au spectateur sa transe. Plus que « le beau » – notion que Han ne définit finalement jamais vraiment –, il y a peut-être à sauver, avec Edgar Morin, les conditions d’accès à cet « état poétique ». La poésie, remède à une vie trop lisse ?
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