Bernard Kouchner. « Pour moi, Foucault, c’est la période bénie de la militance »

Mardi 20 avril 2010, le ciel a beau être dégagé dans la capitale, l’actualité internationale est dominée par l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull, qui paralyse le transport aérien. Le rendez-vous avec Bernard Kouchner a été pris de longue date, mais l’horaire de la rencontre est repoussé à plusieurs reprises. À midi, alors que la perspective d’une annulation se profile, coup de téléphone du cabinet du ministre : « Venez tout de suite ! » Nuage de cendres oblige, le déjeuner avec le Premier ministre pakistanais est reporté. Bernard Kouchner me reçoit dans son bureau du Quai d’Orsay. L’agenda est chargé, pourtant le temps suspend son vol. Pendant près de deux heures, il évoque avec enthousiasme et une évidente nostalgie son ami et cette époque fervente.

« Avant cette rencontre, je me suis interrogé : Michel Foucault aurait-il approuvé mon entrée comme ministre des Affaires étrangères et européennes dans le gouvernement de Nicolas Sarkozy et François Fillon ? Il n’était pas sectaire et entretenait des relations à droite comme à gauche. Surtout à gauche. Qu’aurait-il dit ? Je l’ai rencontré pour la première fois au moment du Groupe d’information sur les prisons. J’étais allé rue de Vaugirard interviewer à ce sujet Daniel Defert pour Actuel, le journal que j’avais cofondé en 1970 avec Jean-François Bizot. Michel est arrivé, tête très droite, et j’ai compris que lui et Daniel partageaient le même étage. Je l’avais souvent croisé dans des manifestations, mais j’étais impressionné de le voir “pour de vrai”. Son livre Naissance de la clinique [paru en 1963, Ndlr], où il décortiquait la médecine comme un appareil de pouvoir, avait été un choc pour les médecins de ma génération, qui aspiraient à créer des structures de soin alternatives.

Dès lors, nous ne nous sommes plus quittés. Nous faisions partie du noyau dur des amis de Simone Signoret. Elle était la reine des abeilles, nous bourdonnions autour. Nous déjeunions ensemble toutes les semaines. On passait les week-ends chez les Montand-Signoret, et Michel arrivait dans sa voiture de sport insensée, qu’il conduisait comme un fou et briquait presque… Je me moquais souvent de son côté provincial, de ses éternels pulls à col roulé blanc, trop moulants à mon goût. C’était des moments merveilleux, avec d’intenses rigolades. Il avait ce rire, détonnant, carnassier. Nous formions un groupe uni, pensions-nous, à la vie à la mort. Ce fut vrai pour la mort. Michel était une personne secrète, avec une existence cloisonnée ; il fonctionnait par cercles concentriques et étanches, ses proches, ses amants, ses relations académiques, etc. Il pouvait être dur, cinglant. Mais entre nous, ce fut une amitié sincère, étincelante.