“Dialogue entre un carnivore et un végétarien”, de Michael Huemer

Le philosophe Peter Singer, pionnier en matière d’éthique animale, raconte les repas et leurs discussions interminables qui ont suivi sa conversion au végétarisme. Nous sommes dans les années 1970, et cette pratique alimentaire est aussi peu répandue que comprise. L’enthousiasme d’expliquer ses motivations éthiques, et sûrement l’espoir de faire bouger les lignes, laissent peu à peu place à une certaine lassitude de se répéter sans cesse et, surtout, de se confronter aux mêmes rengaines. « J’ai pensé qu’il serait bien, chaque fois que quelqu’un me demanderait pourquoi je ne mange pas de viande, de pouvoir simplement lui donner un livre et dire : “lisez ceci” », confesse-t-il. C’est chose faite avec l’ouvrage Dialogue entre un carnivore et un végétarien, qui vient d’être traduit en français chez Albin Michel et dont il signe la préface. 

Son auteur, le philosophe Michael Huemer, présente son intention sans détours : « En écrivant ce dialogue, j’ai voulu accélérer le processus de conversion vers le véganisme. » C’est pourquoi l’ouvrage se veut avant tout accessible et se présente sous la forme d’un dialogue informel mais argumenté. Un livre à mettre entre les mains de ceux qui hésitent à franchir le pas, veulent s’armer pour les prochains débats ou ne comprennent toujours pas pourquoi diable certains s’entêtent à vouloir arrêter de manger de la viande. 

Le dialogue comme méthode

Deux étudiants en philosophie se rencontrent chaque semaine pour déjeuner – l’un franchement carnivore, l’autre végane convaincu. Empruntant la forme du dialogue socratique, Huemer chemine au fil des échanges à travers les arguments en faveurs du végétarisme, mais surtout à son encontre. Il est donc ici moins question de convoquer quelque argument d’autorité que d’éprouver chacun d’entre eux par la progression de la discussion et d’en saisir la portée. S’agissant des positions hostiles à l’égard du végétarisme, Huemer manie à la fois l’absurde pour pousser dans leurs retranchements les plus caricaturales d’entre elles et la pédagogie pour déconstruire les idées reçues. Sont ainsi passés au crible un certain nombre de biais cognitifs qui interviennent dans les jugements – faisant au passage de cet ouvrage un petit guide de l’argumentation. 

« 74 milliards »

C’est le nombre d’animaux tués chaque année dans les abattoirs, à destination de la consommation humaine. Or on estime à 108 milliards le nombre d’humains à avoir existé sur la Terre. « Donc, en deux ans à peine, l’industrie de la viande abat plus d’animaux que le nombre total d’êtres humains dans l’histoire », conclut Huemer. Ce gigantisme numérique fait perdre toute notion d’échelle et explique peut être la difficulté à saisir l’ampleur des conséquences de l’industrie animale. La démonstration de Huemer la rend tangible – et saisissante. En ligne de mire, donc, l’exploitation industrielle, dont Huemer considère la fin comme l’urgence absolue (n’hésitant pas au passage à conclure sur l’idée d’un génocide). Le soubassement de son argument ? Les souffrances infligées à ces animaux, qui relèvent de la torture. 

Une éthique de l’action

En se focalisant sur la question de la souffrance, Huemer entend donner une assise par la preuve à sa décision morale : « La prémisse suivante est purement factuelle, empirique : la vie dans les fermes industrielles est extrêmement désagréable. » On ne peut donc compter sur l’empathie pour exercer un choix moral. Sculptée par le contexte social et l’éducation, l’empathie amène souvent à reconduire des pratiques sans interroger leur fondement. Elle est par ailleurs totalement écrasée par le gigantisme de l’élevage industriel, qui se déroule à huis clos et concerne des animaux que nous ne côtoyons pas. Tout au plus peut-elle conforter une décision morale prise au regard des faits. Huemer fait donc le choix d’un argument enjoignant à l’action et pensé sur le mode de la responsabilité. Il ne s’engage donc que très peu, remarque Singer dans la préface, sur des questions touchant à la valeur intrinsèque de la vie, et pas du tout sur la question environnementale. Si l’urgence dont témoigne l’argumentation de Huemer peut se montrer frustrante, elle reste justifiée par l’objectif annoncé : s’abstenir de faire des choses qui ont de grandes chances de faire du mal. Une éthique de la prudence, qui pousse à l’action. 

Dialogue entre un carnivore et un végétarien, de Michael Huemer (trad. de l’anglais Paul Laborde, Avant-propos de Peter Singer) vient de paraître chez Albin Michel. Il est disponible chez votre libraire et sur le site de l’éditeur.