Dostoïevski. Le génie fiévreux

« Oui, nous, nous désirons connaître l’histoire de la formation d’un écrivain, l’histoire de la formation de son caractère, de sa personne et de sa conception de la vie… » En formulant ce souhait en 1861, Dostoïevski pensait sans doute à lui-même. Le créateur des Frères Karamazov et autres romans à résonance philosophique est un auteur dont la vie et l’œuvre s’intriquent et s’étayent l’une l’autre. Son existence volcanique faite de contrastes, d’incertitudes et d’excès est marquée par une série de décès : mère et père, première femme, frère, ami et enfants. « Cette cruauté lourde de sens fait de la vie de Dostoïevski une œuvre d’art, de sa biographie une tragédie et, par un admirable symbolisme, son œuvre adopte la forme caractéristique de sa propre destinée », observe dans Trois maîtres : Balzac, Dickens, Dostoïevski Stefan Zweig qui décèle le tragique jusque dans son physique. Ainsi, écrit-il, « la terre, le roc, la forêt, un paysage primitif et tragique, tel nous apparaît le visage de Dostoïevski ».

Fedor Mikhaïlovitch, né à Moscou dans une famille de petite noblesse en 1821, perd ses parents presque coup sur coup. Il a 15 ans lorsque sa mère meurt des suites de la tuberculose. Son père, un médecin militaire, est assassiné deux ans plus tard par des serfs éprouvés par la violence de leur maître décrit comme irascible, alcoolique et arrogant. En apprenant la nouvelle, Dostoïevski est secoué par une première crise d’épilepsie. Cette maladie qui torture son corps se manifeste par des convulsions et une perte de conscience. Le mal dont il souffre, tout en tension paroxystique, rappelle ses compositions narratives indifférentes à l’harmonie et ses héros qui préfèrent l’intensité, la démesure, à la plénitude d’une vie sans heurts. Meurtriers, joueurs, voleurs ou ivrognes, ils cheminent vers un geste, un mot, un instant. Ils grimpent vers un sommet qui ouvre la voie au vertige.

Aux origines était le chaos d’une enfance sans joie : « Il y a des enfants qui dès leur plus jeune âge réfléchissent à leur famille, qui sont offensés dès leur plus jeune âge par l’attitude indigne de leurs pères et de leur milieu, et surtout qui commencent dès leur plus jeune âge à comprendre le désordre et le hasard qui sont à la base de toute leur vie, l’absence de formes établies et de traditions familiales », écrit-il dans L’Adolescent. Tôt conscient du « désordre » de l’existence, Dostoïevski est agité par des contradictions. Le bien et le mal, le plaisir et la souffrance, le crime et la grandeur se touchent. Ses personnages ne se laissent pas enfermer dans une définition. Excessifs et indéfinis, ils sont à son image. « Partout j’ai franchi la frontière, partout », insiste-t-il dans une de ses lettres.