Esprit de géométrie ou de finesse ?
Le traité “De l’esprit de géométrie” (vers 1658) et les “Pensées” (posthume, 1670) témoignent des deux facettes de leur auteur. Tous deux illustrent aussi bien le génie scientifique que l’homme inquiet. Quand l’un déroule en un argumentaire d’un seul bloc que “l’esprit géométrique” est l’outil des démonstrations “méthodiques et parfaites”, l’autre se présente, dans sa version manuscrite, comme un ensemble de liasses classées de façon posthume par thèmes. S’il est question dans les “Pensées” d’une apologie du christianisme, ces dernières sont surtout une méditation sur l’insignifiance de l’homme et le vertige face à l’infini.
Pascaline ou Sophia ?
À première vue, Pascaline a toutes les raisons d’être jalouse de Sophia. Sophia a une voix, un visage dont les expressions simulent la joie, la colère, l’incrédulité ou le dépit, et peut tenir une conversation, voire plaisanter – du moins l’espère-t-on – en promettant de détruire l’humanité. Le robot créé par Hanson Robotics Ltd. en 2015 est un humanoïde particulièrement convaincant, au point que Sophia court les plateaux télé et a même obtenu la nationalité saoudienne sans même être obligée de porter un voile. Pascaline, elle, ne sait que calculer. Et encore. Il lui faut l’aide d’un manipulateur pour tourner toute une série de cadrans pas toujours précis. Il faut dire que Pascaline a été créée en 1642 par un jeune homme de 19 ans qui espérait faciliter le travail de son père, receveur des impôts. La machine à calculer de Pascal est ainsi considérée comme l’un des premiers ancêtres de l’ordinateur, super machine à calculer capable de résoudre des milliers d’opérations en une seconde.
Pascal distingue deux catégories de l’esprit humain. Sur ses pas, on peut imaginer que Pascaline incarne l’« esprit de géométrie »… mais manque cruellement d’« esprit de finesse ». Qu’entend Pascal par cette partition ? L’esprit de géométrie obéit à des principes clairs mais dont l’usage nous échappe parfois par manque d’habitude : il est celui qui nous permet de formuler des raisonnements logiques imparables compréhensibles par tous. L’esprit de finesse, lui, relève davantage de l’intuition : si ses principes sont « dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde », ils sont en revanche « déliés », parfois difficilement perceptibles, car « on les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes ». L’alliance des deux produit une forme d’intelligence idéale.
Face à l’incommensurabilité de notre univers, l’esprit toutefois trébuche, se perd, bégaie : « Nous avons beau enfler nos conceptions, au-delà des espèces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses », rappelle Pascal en quelques lignes sombres et somptueuses. Seul l’esprit de géométrie débouche sur de l’inconnaissable, remarque Pascal dans De l’esprit de géométrie : « Quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. » De même, quant à l’espace ou à la durée, que l’on aille vers l’infiniment grand ou l’infiniment petit. En somme, « il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté ». Le calcul et ses opérations, en apparence prosaïques, ouvrent en réalité au vertige.
Ainsi, si Pascaline semble réduite à l’esprit de géométrie, tandis que Sophia exprime – ou singe habilement – l’esprit de finesse, seul l’homme, ce « monstre incompréhensible », peut accéder aux limites de nos connaissances et rencontrer les questions ultimes. Jusqu’à ce que des ingénieurs un peu fêlés inventent Théa, robot mystique.
Un génie précoce
Pascal est l’un de ces géants face auxquels on se sent tout petit, mais force est de reconnaître que son intelligence n’a rien d’artificiel. Né en 1623, l’enfant, précoce se passionne très tôt pour les sciences. À 11 ans, il rédige un Traité des sons, aujourd’hui perdu, puis à 17 ans un Traité sur les coniques. Deux ans plus tard, il fait sensation en présentant dans les salons sa machine à calculer, surnommée la « pascaline ». Aux mathématiques et à la géométrie s’ajoutent l’étude du grec et du latin, ainsi que la lecture de la Bible. En même temps qu’il fréquente les jansénistes de l’abbaye de Port-Royal, il entame des travaux qui le mènent à la publication de ses Expériences nouvelles touchant le vide.
À 24 ans, Pascal a l’audace de contredire les théories d’Aristote et de Descartes, tous deux sceptiques quant à l’existence du vide dans la nature. Défié par un ami amateur de jeux de hasard, il se lance ensuite dans l’étude des calculs de probabilité. De sa correspondance avec le mathématicien Pierre de Fermat naît l’idée du raisonnement par récurrence, qu’il fait paraître en 1665 dans son Traité du triangle mathématique. Le scientifique n’a toutefois pas toujours bonne conscience : habile gestionnaire de sa fortune, il sent le dégoût de lui-même monter face à ces concessions faites au monde matériel.
Le 23 novembre 1654, Pascal connaît sa nuit de conversion, « la nuit de feu », sorte de moment de révélation spirituelle qui le laisse ruisselant de « joie, joie, joie, pleurs de joie ». Par la suite, les publications scientifiques se raréfient : place aux Provinciales (1656-1657), fruit ironique et génial de querelles théologiques entre jansénistes et jésuites, et aux Pensées, à la portée philosophique incommensurable. Il meurt le 19 août 1662, après s’être penché sur une dernière énigme mathématique, le problème des cycloïdes.
Pensées
Section I
Pensées sur l’esprit et sur le style
1. Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. – En l’un, les principes sont palpables, mais éloignés de l’usage commun ; de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d’habitude : mais pour peu qu’on l’y tourne, on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir tout à fait l’esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent.
Mais dans l’esprit de finesse, les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence ; il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne : car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or, l’omission d’un principe mène à l’erreur ; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l’esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.
Tous les géomètres seraient donc fins s’ils avaient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connaissent ; et les esprits fins seraient géomètres, s’ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.
Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie ; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes ; ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes.
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