Inégalités et pauvreté sur le territoire: au centre plutôt qu'à la marge?

Des centres opulents et des marges déshéritées. À première vue, les inégalités territoriales en France sont simples et bien identifiées : il y a le centre et la périphérie, les grandes villes et les vastes aires périurbaines, la capitale et les zones abandonnées. Les géographes ne manquent pas de métaphores pour décrire ces « fractures territoriales ». Dernière en date, La France périphérique de Christophe Guilluy (Flammarion, 2014 ; à paraître en poche dès septembre 2015 dans la collection Champs/Flammarion), une image à travers laquelle ce consultant spécialiste de l’analyse territoriale montre « comment on a sacrifié les classes populaires ».

Dans cet ouvrage le géographe se penche sur les zones en marge, « de l’autre côté des métropoles, dans les espaces ruraux, les villes moyennes, dans certains espaces périurbains qui rassemblent aujourd’hui près de 80% des classes populaires ». Il oppose la France des métropoles, prospère, d’une part, et une France oubliée, périphérique, fragile et populaire, prompte à la révolte politique, de l’autre. Ces modélisations ont pour elles d’être efficaces, voire polémiques, et de mettre « en lumière l’émergence d’une contre-société sur les territoires éloignés des grandes métropoles ». 

Filosofi

Mais l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) est allé voir de plus près. Dans une étude parue en juin 2015, il porte « un nouveau regard sur la pauvreté et les inégalités en France ». Nouveau, car l’Institut publie pour la première fois des chiffres issus d’une base de données inédite : le Fichier localisé social et fiscal, conçu à partir du rapprochement des données fiscales et des données sur les prestations sociales. Filosofi, pour l'acronyme.

Que tirer de cette étude ? D’abord, que nos projections, en matière territoriales, économiques et sociales, demeurent schématiques. La pauvreté, les inégalités et l'exclusion ne sont pas reléguées à la marge. Le taux de pauvreté est « le plus important dans les villes-centres des grandes aires urbaines ». Ainsi, selon l’étude de l’Insee, « dans l’espace urbain, le taux de pauvreté est généralement plus élevé dans les pôles (16 % en moyenne) que dans leurs couronnes (autour de 10 %). Au sein des grandes aires urbaines, le taux de pauvreté est presque toujours plus élevé dans les villes-centres. Il atteint parfois deux à trois fois celui des banlieues et plus de quatre fois celui des couronnes périurbaines ».

Par ailleurs, « 77 % de la population pauvre réside dans les 230 grandes aires urbaines de métropole, dont 65 % dans les grands pôles urbains et 20 % dans l’aire urbaine de Paris. » Enfin, l’étude relève des inégalités de niveau de vie plus grandes dans les villes-centres que dans les périphéries. « Pour l’ensemble des villes-centres, le niveau de vie au-dessus duquel se situent les 10 % de personnes les plus aisées est en moyenne plus de 4,3 fois supérieur à celui en dessous duquel se trouvent les 10 % les moins aisés (près de 6,7 fois à Paris), contre un rapport de 3,5 en moyenne sur l’ensemble de la population. »

Modélisation

De quoi mettre un sérieux bémol aux analyses de Christophe Guilluy ? « Mon travail sur la nouvelle géographie sociale vise à localiser dans l’espace, non pas les “pauvres” mais les catégories populaires, se défend le géographe dans de Libération. Pour réaliser ce travail, je me suis affranchi du découpage de l’Insee entre espaces urbains, périurbains et ruraux. La “France périphérique” recouvre des espaces urbains, ruraux, périurbains, des petites villes, des villes moyennes, des villes-centres et des périphéries ! [...] En conclusion, si la France périphérique est de fait une France populaire et fragile socialement, cela n’est pas contradictoire avec la concentration de pauvreté notamment dans les quartiers de logements sociaux des grandes métropoles.» 

Bref, la « France périphérique » serait une idée conceptuelle plus qu’un constat purement statistique. Si sa validité, sinon sa vérité, restent discutables, elle rappelle en tous cas qu’en matière de modélisation, à laquelle la réalité demeure rétive, la prudence est de mise: gare aux biais d’interprétation politique et aux raccourcis idéologiques! Une leçon de... Filosofi.