Pauline Koetschet : “La traduction des textes grecs en arabe est un événement fondamental, comparable à la renaissance italienne”
L’Institut du monde arabe, à Paris, lance un nouveau rendez-vous dont Philosophie magazine est partenaire : les « Jeudis de la philosophie arabe », cycle de rencontres organisé par le philosophe Jean-Baptiste Brenet, qui aura lieu tous les premiers jeudis du mois. Dans ce cadre, nous avons rencontré Pauline Koetschet, qui tiendra jeudi 7 avril une conférence sur le thème : « Les routes de la philosophie arabe : une nouvelle géographie des idées » C’est en effet par l’entremise du monde arabe que nombre de textes scientifiques et philosophiques grecs ont été transmis à l’Occident chrétien. Mais, précise la philosophe chargée de recherche au CNRS, cette grille de lecture laisse dans l’ombre le travail considérable d’appropriation de ces textes, qu’il est urgent de redécouvrir.
Le monde arabe a servi d’intermédiaire dans la transmission des textes grecs à l’Occident, dit-on en général. En quoi est-ce selon vous réducteur ?
Pauline Koetschet : C’est en effet ainsi que l’on résume, en général, une situation beaucoup plus complexe. L’intérêt des Européens à l’époque contemporaine pour la philosophie et les sciences arabes est historiquement lié au fait que ceux-ci s’intéressaient aux textes grecs. Or, certains de ces textes avaient seulement été conservés en arabe. Les Européens ont donc dû aller voir de ce côté, sans nécessairement se poser les questions que nous nous posons aujourd’hui. C’est comme le halo de lumière sous le lampadaire : les savants ont trouvé ce qu’ils cherchaient, à savoir les textes grecs conservés sous leur traduction arabe. Ce n’est que dans un second temps que l’on s’est efforcé de comprendre plus finement les processus complexes en jeu dans le monde arabo-musulman médiéval, que l’on a commencé à s’intéresser aux conditions politiques et sociales qui ont été nécessaires à cette entreprise gigantesque de traduction, et à la puissance créatrice de ces traductions elles-mêmes.
Comment s’organise cet écosystème de la traduction ? Existe-t-il des écoles de traducteurs ?
On a beaucoup parlé du Bayt al-Hikma (بيت الحكمة), littéralement « Maison de la sagesse », une institution créée à Bagdad par les Abbassides à leur avènement. Même si la Maison de la sagesse était une institution bibliothécaire (l’expression « Bayt al-Hikma » désignant le dépôt de livres contenant la sagesse des Anciens), avant d’être un atelier de traducteurs ou un centre ayant vocation à rassembler l’ensemble des savants musulmans, nul doute que le Bagdad du IXe siècle était un centre névralgique du savoir où travaillaient avec acharnement traducteurs et savants. Il n’y avait pas d’institution dédiée à une activité systématique de traduction, mais plutôt des cercles intellectuels fortement structurés. Pour la philosophie, par exemple, al-Kindi (801-873) faisait partie d’un cercle de ce genre, auquel participaient des collègues et des étudiants. Je me suis davantage intéressée au cercle de Ḥunayn ibn Isḥāq (v. 808-873), médecin et traducteur, surnommé le « prince des traducteurs ». Le travail du traducteur n’est pas solitaire, il exige un partage de compétences. Ḥunayn ibn Isḥāq raconte très bien comment il s’y prenait. Il commençait, dans ses voyages jusqu’à Constantinople, par recueillir non simplement un texte à traduire, mais, dès qu’il le pouvait, plusieurs manuscrits du même texte. C’est une nécessité dans la mesure où les textes manuscrits sont souvent lacunaires. Il faut donc refaire la tradition du texte. Vient ensuite le moment de la traduction, parfois via le syriaque. Traduction qui sera reprise et amendée des années après.
“Dans le Bagdad du IXe siècle, il n’y avait pas d’institution dédiée à une activité systématique de traduction, mais plutôt des cercles intellectuels fortement structurés”
Quel rôle joue le pouvoir politique dans ce mouvement de traduction ?
Le mouvement de traduction à proprement parler accompagne l’émergence du monde arabo-musulman. Il se déroule entre la seconde moitié du VIIIe et le début du Xe siècle. La traduction ne s’arrête pas par la suite, mais le plus gros du travail est fait. L’immense majorité des textes grecs non littéraires a été traduite, c’est un événement intellectuel fondamental, comparable à la renaissance italienne. Et ce mouvement part effectivement d’une volonté politique : celle du premier calife abbasside et fondateur de Bagdad al-Mansûr (714-v. 770), et de ses successeurs. Les raisons ne sont pas seulement scientifiques, bien entendu, mais aussi de prestige. Le pouvoir y trouve son intérêt. La science grecque représentait ce que l’on faisait de mieux à cette époque ! La traduire contribue au rayonnement de Bagdad. Une mythologie politique est même inventée autour de cet enjeu de la traduction : la science dite grecque viendrait en fait du zoroastrisme, l’ancienne religion iranienne, et reviendrait finalement dans le monde arabe après un détour par la Grèce. Les califes dépensent des sommes importantes pour créer les conditions favorables à cette entreprise de traduction : pour payer les traducteurs, mais aussi pour payer leur formation, à une époque où la langue arabe n’est pas du tout ce qu’elle deviendra, où elle ne possède pas le vocabulaire technique dont elle se dotera. Le contexte culturel, idéologique et politique de ce mouvement de traduction a été mis en avant par Dimitri Gutas dans son livre fondateur, Pensée grecque, culture arabe (Greek Thought, Arabic Culture, 1998, Aubier, 2005 pour la trad. fr.). Plus récemment, l’historien Rémy Gareil revient pour sa part sur la formation d’un « modèle bagdadien » original qui, à partir de la fin du IXe siècle, associe autour de la capitale abbasside centralité politique, discours universel et activité savante rationnelle.
Le travail de traduction contribue donc à l’enrichissement de la langue arabe ?
Le mouvement de traduction est en effet indissociable du développement et de la sophistication de la langue arabe, qui est devenue la langue internationale de la communication autour des sciences et des techniques, comme l’anglais aujourd’hui. Les textes scientifiques qu’il faut traduire sont souvent particulièrement techniques. Les savants arabes doivent donc inventer des outils pour rendre, par exemple dans le domaine de la médecine auquel je m’intéresse tout particulièrement, les noms de maladies, d’instruments, etc. L’arabe comme langue scientifique s’est ainsi élaborée dans ce processus. Un cas très intéressant, dans cet horizon, est celui d’un texte de Galien, Sur les médicaments simples. Il est traduit très tôt, par Ibn al-Bitriq, avant d’être retraduit par Ḥunayn ibn Isḥāq. En comparant les deux textes, on se rend compte de l’amélioration profonde de la traduction. Ibn Isḥāq s’attache tout particulièrement à rendre le sens, et à produire des traductions très fidèles et et néanmoins accessibles pour le plus grand nombre, « reader-friendly » comme dit le chercheur Uwe Vagelpohl. Différentes techniques sont mobilisées, de la simple translittération (comme pour la notion de melankholía, « mélancolie ») à l’emprunt de termes dans les langues qui font le creuset linguistique du monde arabe (le persan notamment) en passant par l’usage du calque. Ainsi, l’alopécie devient en arabe la « maladie du renard », parce que c’est ce qu’elle signifie littéralement en grec, en référence à la chute annuelle des poils du renard.
“L’arabe comme langue scientifique s’est élaborée dans le processus de traduction des Grecs, dont les textes étaient souvent particulièrement techniques”
Au bout du compte, quel est le degré de précision des traductions arabes ?
Ces traductions se révèlent excellentes ! Je lis le grec ancien et l’arabe… et je préfère souvent lire Galien en arabe ! Parvenir à ce degré de perfection suppose bien plus que de connaître parfaitement la langue d’origine. Il faut réinventer le texte. Les Arabes ne se contentent pas de traduire pour traduire, comme s’il s’agissait simplement de transmettre. Les Anglo-Saxons parlent, très justement, de reception studies en matière de traduction : recevoir un texte est un acte à part entière, c’est se l’approprier. La traduction des Grecs doit être réinscrite dans une volonté de répondre à certaines questions ou d’éclairer certains problèmes, d’avancer, d’aller plus loin. Les traductions sont toujours porteuses de cette finalité, de la raison pour laquelle elles ont été effectuées, du contexte et des débats intellectuels qui ont présidé à son entreprise. Le « texte cible » porte cette marque.
Dans quelle mesure le contexte de réception altère-t-il le texte ?
Il y a certainement des inflexions, plutôt que des altérations. Un exemple : la traduction d’un autre traité de Galien, Sur l’utilité des parties, qui s’efforce de montrer que le corps humain est disposé de la meilleure manière possible. Pas de la meilleure manière dans l’absolu – il présente bien des défauts –, mais personne n’aurait pu faire mieux. Chaque organe est expliqué selon sa fonction, selon un mode d’argumentation téléologique. La nature ne fait rien en vain. Ce traité a joué un grand rôle chez les médecins. Ibn Isḥāq l’a traduit. Mais pas seulement, il a aussi irrigué les milieux théologiques, qui y verront une démonstration d’un dessein divin, la preuve que le monde n’est pas le fruit du hasard mais se présente comme un ordre providentiel. Lorsqu’il s’agit de rendre l’idée de nature, Ibn Isḥāq utilisera le terme tabî’a (طبيعة), qui est la traduction littérale du grec phusis (φύσις). Dans une traduction destinée au milieu des théologiens, le traducteur a utilisé la notion de Khaliq (الخالق) – « le Créateur ». Ce n’est pas une mauvaise traduction pour véhiculer le sens d’une nature opérant selon une finalité et obéissant à un principe de sagesse ! Galien aurait été je pense ravi que son traité dépasse le cercle médical à strictement parler et circule dans des milieux philosophiques et théologiques. Traduire un texte scientifique ou philosophique implique de traduire des idées, et donc de faire l’effort de les comprendre dans toute leur densité, leur profondeur. On peut y voir une inflexion. Mais l’orientation de la lecture répond à un contexte de réception, et toute la richesse de la traduction consiste à parvenir à une certaine universalité à travers la diversité des langues et des contextes. En traduisant les textes logiques grecs, les Arabes sont ainsi parvenus à questionner l’impact de la pluralité des langues sur la manière dont nous pensons.
Les penseurs plus tardifs continuent-ils de revenir au texte grec, ou travaillent-ils à partir des traductions arabes ?
A priori, les penseurs plus tardifs, mais aussi la plupart des philosophes du IXe siècle, lisent surtout les traductions arabes. Peu connaissent assez bien le grec pour se référer à l’original. Et surtout, il n’est pas facile d’avoir accès au texte grec… La circulation des manuscrits en tant qu’objets n’a rien à voir avec aujourd’hui.
“Les traductions arabes ont eu une influence considérable dans l’Occident médiéval”
Comment le monde médiéval chrétien reçoit-il ces textes ? Se pose-t-il la question de la qualité de la traduction ? De son rapport à l’original ?
Les traductions arabes ont eu une influence considérable dans l’Occident médiéval. Elles ont été souvent été traduites directement en latin, ce qui apporte des couches supplémentaires de sens, parfois aussi tôt que le XIe siècle. L’Occident latin avait besoin de ces textes à son tour pour se mettre au niveau scientifique, et de nombreux sites servirent de point de contact entre les intellectuels arabes et européens, en Espagne, en Sicile et en Italie du sud. Ainsi, les étudiants en philosophie approchèrent Aristote à travers les commentaires d’al-Kindi ou encore d’al-Fârâbî (872-950). Au-delà de l’influence des textes et commentaires arabes sur l’interprétation des textes grecs, les traditions manuscrites arabes elles-mêmes commencent à être réintégrées à leur juste place pour établir le texte grec. C’est l’un des apports de la nouvelle édition critique de la Métaphysique d’Aristote entreprise par Marwan Rashed et Oliver Primavesi, qui prend en compte pour la première fois toutes les traditions disponibles, notamment byzantines et arabes ! L’histoire des manuscrits est complexe, et le fait de disposer d’un manuscrit grec d’un texte grec n’est en aucun cas le garant de son infaillibilité ! C’est toute la force de la philologie de retrouver ces connections entre les textes.
Traduction et philologie sont, pour vous, indissociables ?
La traduction et la philologie sont difficilement séparables. Elles participent d’une commune rencontre d’un texte et d’un auteur, d’une commune fidélité aux textes, aux sources, d’un commun effort de comprendre l’autre. Sans prétendre épuiser ce qu’il dit, sans éluder les zones d’ombre et d’incertitude qui subsistent toujours. Il y a toujours une part de doute dans la traduction. Abū Bakr al-Rāzī (865-v. 930) est d’ailleurs l’auteur d’un texte à mon avis très important, Les Doutes sur Galien. Rappelez-vous qu’à l’époque, Galien est l’autorité ultime en matière de médecine. Al-Râzî va pourtant inviter à questionner les autorités, à émettre des doutes, shukûk (شكوك). Ce ne sont pas purement et simplement des attaques ou des polémiques, qui conduisent toujours à caricaturer l’adversaire, mais des questionnements. Il faut souligner ce fait que la philosophie arabe est porteuse d’une tradition de doute – qui gagnerait, je pense, à être réactivée. Cette idée résonne tout particulièrement aujourd’hui, en France, en Europe et bien entendu dans le monde arabe, qui souffre de l’autoritarisme. C’est pour moi un salutaire plaidoyer pour l’esprit critique, qui ménage une place pour proposer autre chose, pour avancer des propositions nouvelles, originales.
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