N’espérez pas trop !

L’incertitude va-t-elle de pair avec l’espoir ? Dans son billet du jour inspiré par l'adaptation de Galin Stoev de la pièce Oncle Vania de Tchekhov, Cédric Enjalbert tente de répondre à cette question.

« “L’incertitude, c’est quand même mieux, il reste un peu d’espoir”… Rassurez-vous, tout va bien !

Tout va même très bien, après être sorti du théâtre hier, où j’ai relevé cette réplique d’Oncle Vania. La pièce de Tchekhov, créée à Toulouse est reprise au Théâtre de l’Odéon (jusqu’au 26 février), dans une adaptation de Galin Stoev, qui a habilement retraduit ces “scènes de la vie à la campagne en quatre actes”. Les étiquettes classiques “comédie” ou “tragédie” conviennent mal, car rien ne se passe de très dramatique durant cette partie de campagne. Un professeur, le pontifiant Serebriakov, se rend dans son domaine où gravite une constellation de “types perchés”, dont sa fille Sonia et Vania, son beau-frère. Leurs échanges, pétris d’amours, de frustrations et d’espoirs, font la beauté de ce tableau impressionniste, rehaussé par la qualité de la distribution. Parler et se faire entendre, voilà tout l’enjeu de cette pièce atmosphérique. L’atmosphère, Galin Stoev la situe dans un temps incertain, un futur proche plus ou moins effondré, dans un beau décor bricolé ; il souligne ainsi les préoccupations environnementales et très contemporaines du dramaturge, qui évoque dès 1897 la dégradation des forêts. Mais pour le médecin Tchekhov, l’écologie concerne aussi les rapports humains.

“La vérité, quelle qu’elle soit, me paraît moins effrayante que l’incertitude” dit ainsi l’un des personnages. À cette adresse qu’on lui fait, Sonia répond donc préférer « l’incertitude » qui lui donne espoir. Peut-on aimer l’incertitude et y trouver du réconfort ? Difficile d’acquiescer, quand on considère les années de Covid endurées, les actuelles difficultés économiques et la perspective d’une catastrophe climatique. Cet espoir tablant sur l’aléatoire, les philosophes se sont d’ailleurs attelés à le défaire comme on défait les illusions trompeuses. Ainsi Sénèque recommande de renoncer à espérer pour assurer la tranquillité de son âme. “Tout comme la même chaîne attache le soldat à son prisonnier, écrit-il dans ses Lettres à Lucilius, ainsi ces affections si dissemblables marchent de compagnie : après l’espérance la crainte. Je ne m’étonne pas qu’il en aille ainsi : toutes deux sont filles de l’incertitude, toutes deux en attente, en souci de ce qui adviendra. Mais ce qui surtout les fait naître, c’est qu’on ne s’arrange pas du présent, c’est qu’on lance bien au loin ses pensées dans l’avenir.” Vania est précisément de ceux qui s’arrangent si mal avec le présent qu’il prend, dans l’adaptation de Galin Stoev, des drogues pour gagner les paradis artificiels…

Vérité et incertitude sont-elles pour autant antinomiques ? Comme le démontre le philosophe Dorian Astor dans La Passion de l’incertitude, la recherche de la vérité est au contraire semée de doutes, tandis que les convictions inébranlables conduisent au dogmatisme. Comme toutes ces passions, l’incertitude peut faire souffrir – car elle suscite cet espoir inquiet, qui nourrit l’appréhension du futur. “Mais rien n’est plus inquiétant qu’un passé incertain, poursuit Dorian Astor. La question ‘que va-t-il arriver ?’ est sans commune mesure moins vertigineuse que la question ‘que s’est-il-passé ?’” Chez Tchekhov, l’un des protagonistes la pose d’ailleurs par anticipation, dès les premières scènes : “Je me suis effondré sur une chaise, j’ai fermé les yeux, comme ça, et je me suis dit : ceux qui dans cent ou deux cents ans vivront sur cette planète, ceux pour qui nous tous on trace le chemin à venir… ces gens-là, est-ce qu’ils auront une pensée pour nous ?” Ainsi l’incertitude va-t-elle de pair avec l’espoir. Ce qu’on appelle une éthique de la responsabilité ? »

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