Nicolas Sarkozy, Michel Onfray. Confidences entre ennemis

Alexandre Lacroix publié le 22 min

D’un côté, un philosophe athée, antilibéral, hédoniste et libertaire. De l’autre, un candidat à la présidentielle n’hésitant pas à remettre en cause la loi sur la séparation de l’Église et de l’État, un ministre de l’Intérieur rêvant au rétablissement de l’autorité. À notre initiative, les deux hommes se sont rencontrés. On s’attendait à un choc frontal, il a été question de la croyance, du mal, de la liberté, de la transgression. Rarement il aura été possible d’aborder ainsi la politique, moins dans sa dimension publique que par ses aspects existentiels.

Acte I

L’auteur de Politique du rebelle, du Traité d’athéologie et de La Philosophie féroce s’est rendu place Beauvau, pour rencontrer Nicolas Sarkozy. Si tous deux appartiennent à la même génération – l’homme politique est né en 1955, le philosophe en 1959 –, ils ne sont pas du même bord. Michel Onfray, à qui l’on a proposé en décembre dernier d’être le candidat de la gauche radicale à l’élection présidentielle, a refusé de se lancer en tant qu’acteur dans la campagne. Il soutient la candidature de José Bové. Sur son blog, il ne mâche pas ses mots. Dans une intervention intitulée « Les habits de grand-mère Sarkozy », il blâme « le démagogue animé par une obsession pathologique : jouir de la puissance donnée par le pouvoir ». Il ironise les accents personnels du discours d’investiture au congrès de l’UMP du 14 janvier : « Cet homme, rendez-vous compte, a été trahi, abandonné, quitté par sa femme… Avec ce banal adultère des familles, Nicolas Sarkozy a appris la douleur, la peine, le petit homme est devenu grand. Désormais, il peut être chef de l’État. Donc cet homme n’a plus rien à voir avec le méchant, le partisan, le sectaire, le traître, le disciplinaire, l’autoritaire, l’ambitieux qu’enseignent trente années de pratique politicienne de Neuilly à Beauvau. » Place Beauvau, justement, Michel Onfray y est allé avec des cadeaux dans sa besace. Il a décidé d’offrir au présidentiable quatre de ses livres de chevet : L’Antéchrist de Friedrich Nietzsche, Totem et Tabou de Sigmund Freud, Surveiller et punir de Michel Foucault, la Théorie de la propriété de Pierre-Joseph Proudhon. C’est donc muni d’explosifs de première qualité qu’il a franchi les portes du ministère.

Nicolas Sarkozy nous a accueillis dans son bureau. Il était, pour commencer, seul – ses conseillers nous ont rejoints. Poigne tonique. Appréciant la « confrontation physique », le ministre, qui venait de lire le portrait virulent mis en ligne par Michel Onfray sur son blog, est passé à la contre-attaque. Après des échanges franchement hostiles, le dialogue a failli tourner court. Il a fallu une demi-heure pour que la tension retombe. À notre grande surprise, la conversation a pris une tournure existentielle. Habile manœuvre rhétorique ou désir véritable d’échapper au « ronron des meetings » ? Nicolas Sarkozy profite de cette séance pour tester son pouvoir de séduction face à un adversaire, mais aussi pour convaincre de la sincérité de son « changement » de personnalité.

Les deux interlocuteurs ont approfondi ce qui, au-delà de l’idéologie, les oppose : la vision de l’homme. Chez le politique, il y a une certaine méfiance envers la nature humaine ; à ses yeux, la finalité de la civilisation, de la politique mais aussi de l’effort sur soi serait la maîtrise des instincts destructeurs. Un pessimisme qui n’empêche pas la croyance en un dieu, l’espérance placée en la providence. Pour le philosophe athée, ce n’est pas la nature humaine mais la société qui est en cause : l’homme ne naît ni bon ni mauvais, il est le produit des circonstances socio-historiques dans lesquelles il grandit. Le but de la culture et de l’action n’est pas la maîtrise des instincts ni la conquête, mais la sculpture de soi et le plaisir terrestre.

Note : Nous avons également proposé à Ségolène Royal de dialoguer avec un philosophe. Si la candidate socialiste nous a donné son accord de principe, il semble avoir été impossible de trouver une plage dans son agenda pour organiser la rencontre.

Nicolas Sarkozy : Qu’est-ce que je représente pour vous ? Osez pousser jusqu’au bout la logique que vous exposez dans votre blog : vous me voyez comme un démagogue, la réincarnation de la bête immonde ?

Michel Onfray : Pas l’incarnation, non… Mais il y a de la démagogie dans vos derniers discours, celui de l’investiture et celui de la Mutualité. J’y ai découvert des affirmations inhabituelles chez vous.

N. S. : Par exemple ?

M. O. : Le fait que vous vous revendiquiez comme républicain, cela m’a semblé assez neuf.

N. S. : Mais qu’est-ce qu’être républicain ? Sinon faire siennes les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, qui ont toujours été les miennes ? Sinon avoir le courage d’affronter les électeurs et le suffrage universel, comme je le fais depuis trente ans ?

M. O. : Le Pen se présente aux élections depuis des années, cela ne fait pas de lui un républicain pour autant.

N. S. : Ce n’est pas si sûr. En acceptant de jouer le jeu du scrutin démocratique, le parti communiste a cessé d’être révolutionnaire. Tout adversaire de la République qui se plie aux règles de nos institutions, les renforce. Pourquoi un tel principe ne vaudrait-il pas pour le Front national ? De plus, je me méfie beaucoup de l’idée de pureté républicaine…

M. O. : Votre discours d’investiture avait également des accents gaullistes, qui m’ont paru en contradiction avec votre propre trajectoire.

N. S. : C’est extraordinaire ! Je me suis engagé pour Jacques Chaban-Delmas dès 1974, je n’ai appartenu qu’à la formation gaulliste au cours de ma carrière. Vous ne pouvez quand même pas me reprocher de n’être pas entré dans la Résistance, je n’étais pas né !

M. O. : Selon vous, il suffit de se présenter aux élections pour être républicain ou encore d’adhérer au RPR pour être gaulliste ! C’est assez court... Je m’intéresse beaucoup au général de Gaulle moi aussi, je pense même qu’on peut défendre des positions gaullistes tout en étant de gauche. Un grand homme politique, c’est d’abord quelqu’un qui a une intuition très forte de l’histoire, et qui est capable de l’anticiper. De Gaulle avait lu de près Bergson et Michelet… Quant au RPR, il a davantage détruit l’héritage du général qu’il ne l’a servi. En ce qui vous concerne, il existe un certain nombre de valeurs gaullistes qui me semblent en contradiction avec les vôtres, notamment avec vos engagements atlantistes, pro-américains. 

N. S. : Qui êtes-vous pour délivrer des brevets de gaullisme ? Figurez-vous qu’il y a un discours magnifique du général de Gaulle expliquant qu’en toutes circonstances, la France serait l’alliée inconditionnelle des Américains. Il ne faut pas confondre l’indépendance à l’endroit des États-Unis et l’anti-américanisme. De Gaulle aimait les Américains, il a été comblé de recevoir, sur le sol français, Jackie et John Fitzgerald Kennedy.

M. O. : Les manifestations que vous avez pu faire là-bas, aux États-Unis, n’ont pas été précisément des démonstrations de souveraineté nationale.

N. S. : Je suis allé rencontrer George W. Bush, et alors ? Il est le président deux fois élu de la plus grande démocratie du monde. Vous ne vous rendez pas compte que la France n’est pas aussi admirée à l’extérieur que nous le souhaitons ? Reconnaître que les Français sont parfois perçus comme arrogants, est-cela faire de l’atlantisme militant ? Si vous vouliez bien enlever les oripeaux d’une pensée convenue et aller vers moi comme je vais vers vous, sans a priori…

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