Non, Bruno Latour n’est pas l’un des seuls philosophes des sciences français

Depuis plusieurs jours, les hommages à Bruno Latour, récemment disparu, se multiplient, certains faisant de lui l’un des seuls philosophes des sciences français. Une idée que le philosophe Cédric Paternotte déconstruit ici. Entretien.

Il est impensable de considérer Bruno Latour comme un des seuls philosophes des sciences, même s’il fut incontestablement un grand nom de la discipline. C’est faire fi de toute une tradition philosophique que nous aurions tort de négliger, selon Cédric Paternotte. Ce maître de conférences en philosophie des sciences à la Sorbonne Université (Paris-4) rappelle les fondamentaux de la tradition épistémologique française.

Vous avez réagi à un article du Monde, publié en hommage à Bruno Latour, et faisant de lui – et de Michel Serres – l’un des seuls philosophes des sciences français. Selon vous, d’où peut venir ce préjugé que « la philosophie en France s’est souvent tenue à l’écart de la pensée et de la pratique des sciences » ?

Cédric Paternotte : Je ne saurais dire à quel point cette idée est répandue ! C’est en tout cas surprenant de lire cela dans un article, car, en France, on reçoit rarement une formation en philosophie sans entendre parler d’épistémologie. D’où vient ce préjugé ? Peut-être du fait que certains grands philosophes français enseignés ne se sont pas intéressés à la science (comme Sartre, Camus, Deleuze ou Derrida), ou bien l’ont fait dans le cadre d’une interrogation plus générale sur les bons moyens d’atteindre la connaissance, comme Descartes. Chez eux, la science est alors un moyen parmi d’autres de parvenir à un savoir exact. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que s’intéresser à la philosophie des science – à celle du XX^e siècle en particulier –, c’est étudier des auteurs qui ont discuté de théories scientifiques élaborées et complexes,  par exemple la théorie de la relativité d’Einstein. Cela nécessite peut-être davantage de connaissances scientifiques et un effort de compréhension des objets discutés par ces auteurs, ce qui rend leur pensée moins accessible.

Quels ont été au juste les apports de Bruno Latour et de Michel Serres à la philosophie des sciences française ? Sont-ils de « grands » philosophes des sciences ?

Bruno Latour est un philosophe des sciences majeur, qu’on ne peut ignorer. On lui doit, avec La Vie de Laboratoire (co-écrit avec Steve Woolgar, 1989), une enquête hors du commun. Il a étudié un laboratoire scientifique en biologie comme un anthropologue étudierait une tribu ; en se plaçant du point de vue de quelqu’un qui ne connaît pas le langage parlé. Ses observations lui ont permis de soutenir que les phénomènes examinés par la science sont en partie construits et que, dans un laboratoire, on observe des choses que l’on ne pourrait pas voir dans la réalité. Il refuse les positions les plus extrêmes dans les discussions sur l’objet scientifique : selon lui, il n’y a pas une nature passive que les scientifiques explorent et découvrent, ni un objet scientifique entièrement construit et ne préexistant pas à l’activité humaine. Il adopte une position médiane et explique que les objets étudiés par la science sont le résultat d’une interaction entre réalité et activité humaine, même s’il est plus explicite sur le rôle de la seconde que de la première. Cette idée se trouve déjà chez Michel Serres, qui a pensé le concept de « quasi-objet », et a ainsi influencé Latour. Mais si Serres est aussi quelqu’un de très connu en France, notamment médiatiquement en tant que vulgarisateur, il a été beaucoup moins influent que Latour, et ses travaux sont pour l’instant très peu discutés à l’international.