Le Grand Jeu

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Pour décrire le tir à l’arc, les stoïciens de l’Antiquité distinguaient le skopos, la cible visée, du telos, le bon accomplissement du geste. C’est en se concentrant sur le geste que l’on devient un archer accompli. C’est en cessant de s’inquiéter du but pour vivre dans l’immédiat qu’on sauve sa propre vie. Telle est la règle qui sous-tend ce singulier roman. Depuis R. et La Manadologie, Céline Minard marie littérature et philosophie de façon quasi moléculaire.

Pourquoi la narratrice de ce roman s’installe-t-elle en haute montagne, dans une espèce de cockpit arrimé aux profondeurs du rocher ? Quel but poursuit-elle en organisant jour après jour les moyens d’une survie de longue durée ? Le lecteur n’en saura rien. En revanche, son telos, le sens de ses actes quotidiens, est l’objet d’une constante et minutieuse recherche. Il s’agit de tenir physiquement dans l’immensité d’un massif granitique désert, à plus de trois mille mètres d’altitude. Mais, surtout, jour après jour, elle analyse le sens du moindre de ses gestes et abandonne ses habitudes sociales. Elle s’entraîne, aussi bien à la faim et à la fatigue qu’à l’émerveillement et à un incessant questionnement : la vie est-elle un état ou une activité ? L’éternité tient-elle dans une durée finie ? Peut-on accueillir le monde sans se miser soi-même ?

« La narratrice pousse très loin son « grand jeu », jusqu’à la table rase des significations humaines »

Peu à peu, elle met entre parenthèses ce qu’elle croyait être le réel. Évoluant dans la sphère des choses, des rochers, des animaux, elle apprend à se situer dans un champ de vibrations qui n’est pas le sien. Tantôt jouant avec les éléments (nageant dans l’eau glacée d’un lac, escaladant les parois…), tantôt luttant pour sa subsistance (plantant des légumes, cueillant des champignons, élevant des truites dans un petit vivier naturel…), elle se fond dans l’immensité de l’Être.

La narratrice pousse très loin son « grand jeu », jusqu’à la table rase des significations humaines. Mais, un jour, une présence d’un autre type vient éveiller ses sens. Qui provoque son irritation mais aussi son attente. Dans ce paysage désert, il y avait donc quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’il est désormais impossible d’ignorer. Adversaire ou complice ? Menace ou partenaire de jeu ? Dans la postérité de Robinson Crusoé, de Defoe, et de L’Invention de Morel, de Bioy Casares, avec ce vertige de l’espace dépeuplé qui est sa marque de fabrique, Céline Minard propose une refondation du monde.

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