Barbara Stiegler : “Dewey renouvelle notre vision de la politique et de la démocratie”
Peu connu de notre côté de l’Atlantique, l’Américain John Dewey est pourtant l’un des penseurs les plus influents de notre époque, explique la philosophe Barbara Stiegler. Il est en effet l’un des premiers théoriciens de la démocratie participative et de l’expérience sociale. Un appel à ne pas rester passif en politique.
« On l’a un peu oublié, mais John Dewey a été l’un des plus grands philosophes américains du XXe siècle. Il appartient à l’école du pragmatisme, dans la même lignée que Charles Sanders Peirce et William James. Le pragmatisme s’intéresse au réel non pas comme à une chose donnée mais comme à une chose toujours en train de se faire, un work in progress. Cela implique, chez James notamment, une définition nouvelle de la vérité identifiée à ce qui est efficace dans le monde réel, avec l’idée que le pragmatisme est plus une méthode qu’une doctrine. Par rapport à Peirce et à James, Dewey creuse un sillon plus politique en s’intéressant aussi bien au monde de la pédagogie qu’au fonctionnement de la vie publique et aux problèmes de nos démocraties. C’est pourquoi il met au centre de sa pensée la notion d’expérience, d’expérimentation, qu’il décline du champ de l’esthétique à celui de la politique.
L’expérience telle que la conçoit Dewey suppose deux entités : un ensemble d’individus déjà socialisés et leur environnement, qui interagissent en étant à la fois passifs et actifs. Il s’inspire pour cela des découvertes de la biologie et de l’engouement pour l’évolutionnisme de Darwin. Dans Reconstruction en philosophie [1919], il explique : “Le développement de la biologie a eu pour effet d’inverser la perspective : là où il y a de la vie, il y a du comportement, de l’activité. […] [l’]ajustement adaptatif […] n’est pas complètement passif. Il ne s’agit pas d’un simple modelage de l’organisme par l’environnement. […] La créature vivante subit les conséquences de son propre comportement, et en souffre. Cette connexion étroite entre faire, souffrir et subir forme ce que l’on appelle expérience.” L’individu ne se contente pas de recevoir des données de façon passive pour ensuite les traiter activement. Il est dans une relation perpétuellement interactive, active et passive avec son environnement, et cette relation modifie à son tour l’environnement. Cette idée de participation, on va le voir, est cruciale pour le versant politique de sa pensée. »
Néolibéralisme, c’est quoi le problème ?
« À l’époque de Dewey, l’environnement auquel l’individu doit s’adapter prend la forme de la société issue de la révolution industrielle et de toutes les avancées technologiques qui en résultent. C’est ce que l’on appellerait aujourd’hui l’économie mondialisée et le marché global. Dans les années 1920-1930 se pose déjà le problème d’un retard supposé des individus par rapport à une évolution accélérée de cet environnement technologique et économique. Dewey s’est trouvé au cœur d’un débat qui l’a opposé à l’essayiste et journaliste Walter Lippmann. Ce dernier inspirera la renaissance du libéralisme, notamment lors du “colloque Lippmann” de Paris en août 1938, si bien étudié par Michel Foucault dans son cours au collège de France des années 1978-1979, Naissance de la biopolitique. Les termes de ce débat nous sont encore largement familiers, même si les noms de Lippmann et de Dewey ne nous évoquent plus forcément grand-chose. Il n’est pas rare d’entendre tel ou tel homme politique regretter le retard de la France en matière de réformes, affirmer qu’il faut s’adapter à l’ordre économique mondial, quand bien même cela se ferait à marche forcée. Ce type de discours remonte aux sources du néolibéralisme et aux discussions autour de la démocratie américaine dans l’entre-deux-guerres. Dans “néolibéralisme”, il faut prendre au sérieux le préfixe néo-. Qu’y a-t-il de nouveau ? Ce n’est pas un ultralibéralisme, mais un libéralisme qui s’oppose au libéralisme classique en critiquant le laisser-faire. Pour un néolibéral, laisser agir les processus naturels et spontanés n’est pas une bonne chose. Les libéraux classiques font confiance aux dispositions naturelles des acteurs sur le marché et au fonctionnement libre de ce dernier. Les néolibéraux ont médité la crise du capitalisme qui se prépare à la fin du XIXe siècle et explose dans le premier tiers du XXe avec le cataclysme de la grande dépression : ils tentent une rupture avec le libéralisme classique en prônant un retour de l’État pour réguler le marché mondial. À cela s’ajoute la pensée évolutionniste de Lippmann : si nous sommes en permanence en porte-à-faux avec notre environnement, c’est que nous sommes adaptés pour vivre dans de petits environnements clos et stables, pas dans la société mise en place par la révolution industrielle. Or cette dernière implique que nous nous transformions sans cesse, ce que nous ne faisons pas naturellement. Contrairement à Dewey, Lippmann envisage l’individu comme passif et atomisé. C’est pourquoi, selon lui, seule la main de fer de l’État et des politiques sociales, éducatives, sanitaires imaginées par des experts peuvent faire coïncider les acteurs économiques et leur environnement. Voilà pourquoi le néolibéralisme n’a rien à voir avec un ultralibéralisme qui voudrait détruire l’État ou se contenterait d’un État minimal.
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