3. S’ouvrir à l’éternité

Entrez dans l’intense !

Tristan Garcia, propos recueillis par Adam Galou publié le 6 min

Que nous reste-t-il de la croyance en une vie éternelle ? Le désir de trouver l’infini dans des expériences fortes, répond le philosophe Tristan Garcia.

Pourquoi suggérez-vous dans votre dernier essai, La Vie intense, que la promesse d’intensité a remplacé la promesse d’éternité ?

Jusqu’au XVIIIe siècle, on se demandait comment la pensée pouvait avoir accès, au sein du temps, à une forme de transcendance ou d’éternité. Et puis la société occidentale n’a plus été en mesure de soutenir la promesse d’une vie au-delà du temps. Nous sommes des corps vivants plongés dans le temps, nous éprouvons du plaisir et de la peine, nous aimons et connaissons. Et ce que peut nous promettre la société moderne, ce n’est plus une sortie hors de cette expérience, c’est une intensification de nos plaisirs, de nos amours, de nos savoirs. Ce que nous pouvons espérer de mieux, ce n’est pas autre chose, mais plus de la même chose : à travers la performance sportive, les jeux de hasard, l’alcool, les drogues, la sexualité ou l’idée de progrès. La promesse d’intensité est donc bien venue éclipser la promesse d’éternité. Car l’éternité, c’était justement le non-intense : ce qui demeure, la condition de quelque chose de stable, de substantiel et d’identique ; alors que l’intensité, c’est ce qui varie, ce qui accélère ou ce qui augmente, ce qui suscite des différences.

 

« Ce que nous pouvons espérer de mieux, ce n’est pas autre chose, mais plus de la même chose »

L’idéal d’intensité est contemporain de l’exploitation de l’électricité. Vous mentionnez à ce sujet l’expérience du « baiser de Leipzig ». De quoi s’agit-il ?

C’est une expérience menée dans les années 1740 par un jeune poète et physicien, Georg Matthias Bose. Elle a fasciné le public des salons. Bose proposait à un jeune homme de venir embrasser une femme dont les lèvres avaient été enduites d’un fluide conducteur et dont le corps était relié à un fil électrique placé sous sa robe. Au moment où les lèvres se rapprochaient, un éclair surgissait : le coup de foudre. Cette scène figure la promesse de réenchantement que l’électricité a signifié au moment de sa domestication : une image foudroyante de notre corps nerveux – donc électrique – et de notre désir. Puisque la sensation était électrique, la vie la meilleure était celle qui l’intensifierait le plus.

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