Tristan Garcia : “Que chacun puisse devenir quelqu’un pour pouvoir à tout moment cesser de l’être, c’est la formule de l’émancipation”

« Il y a trois lignes de front sur lesquelles je travaille actuellement. La première relève de la métaphysique. Elle porte sur la reconnaissance de ce qui est et de ce qui n’est pas, sur la discrimination générale de l’existant et du non existant. C’est le geste initial de toute ontologie. Et je crois que, dès qu’on pense, on doit mettre cela au clair : même si elle est implicite, toute pensée recèle une ontologie, c’est-à-dire un système de reconnaissance des êtres et des non-êtres (des illusions). Pour ma part, je me donne pour tâche de pratiquer une forme de “libéralité ontologique”. Je ne commence pas par poser, par principe, ce qu’il faut être pour être. Je m’explique : beaucoup de métaphysiques défendent une définition très stricte et très restrictive de ce qui existe et de ce qui n’existe pas : matérialité, réalité, non-contradiction… Ce qui les conduit à exclure du domaine de l’être et du pensable toute une série de phénomènes qu’ils jugent inconsistants : parce qu’ils ne sont pas réels ou pas matériels, par exemple, ils ne sont tout simplement pas. Je m’évertue à adopter le point de vue inverse ; j’essaie de concevoir un critère minimal d’être afin de pouvoir accorder ce fait d’être au maximum d’entités qui nous entourent : aussi bien les choses, les événements que les fictions, les individus que les collectifs, etc. Cela me conduit à relire des auteurs très divers, de Duns Scot à Roman Ingarden ou Étienne Souriau : ils ont en commun d’avoir une définition libérale de l’Être qui permet de prendre en compte la diversité des “modes d’existence” des choses qui nous entourent. 

La seconde ligne de front sur laquelle je travaille se déplace de l’objectivité à la subjectivité. Elle consiste à faire un “état des lieux” de notre subjectivité. Comme on peut faire un “état de l’art” de la médecine en rassemblant l’ensemble des connaissances dans le domaine médical à un moment donné, je cherche à faire un “état de l’art” de notre subjectivité. Pour aller vite, je dirais que l’on est passé d’une subjectivité qui était centrée, au début du XX^e siècle, sur l’Universel (avec les grands mouvements politiques du communisme, de l’impérialisme colonial ou même du fascisme) à une subjectivité centrée ensuite sur le Singulier (c’est le moment libéral ou néolibéral de la fin du XX^e siècle qui voit l’individu affirmer ce qu’il a en propre, ce qui n’appartient qu’à lui) et, enfin, aujourd’hui à une subjectivité centrée sur le Particulier, donc l’appartenance à un groupe à la fois inclusif et exclusif : nous et eux (genre, communauté, espèce).