Éric Toledano-Claire Marin : faire bouger nos lignes

En thérapie a occupé les nuits d’insomnie de Claire Marin, qui a fait des épreuves de l’existence un sujet de sa réflexion. Éric Toledano, le coscénariste et coréalisateur avec Olivier Nakache des deux saisons de la série, s’intéresse, lui, de film en film aux destins qui déraillent et bifurquent. Dans sa nouvelle comédie actuellement en salles, Une année difficile, il suit ainsi le quotidien chaotique de deux amis surendettés, Albert (Pio Marmaï) et Bruno (Jonathan Cohen), intégrés par hasard à un cercle d’activistes écologistes mené par Valentine (Noémie Merlant), et il décrit avec humour et brio le point de contact et d’échange entre deux mondes aux antipodes. La philosophe et le cinéaste se sont rencontrés pour parler de ces parcours croisés, du vide et du plein de nos existences, et plus généralement de la quête de sens dans un monde en crise.

Éric Toledano, quelle nouvelle histoire vouliez-vous raconter dans Une année difficile ?

Éric Toledano : Je commence par un peu d’introspection. Lors des attentats de 2015 en France, nous étions tellement désemparés qu’une phrase de Billy Wilder m’est revenue : « Quand je suis très déprimé, je fais une comédie. » C’est vrai que la comédie est une tristesse déguisée, un maquillage de la mélancolie. Avec Olivier Nakache, on a alors imaginé Le Sens de la fête, c’était thérapeutique. Dans En thérapie, en deux saisons et soixante-dix épisodes, nous voulions montrer comment les failles des patients reflètent celles d’un pays, suivant le vieil adage selon lequel ce qui n’est pas verbalisé crée de la violence. Le Covid a été abordé dans la saison 2, en donnant à voir son effet sur nos vies. On adopte dans Une année difficile le ton de la comédie pour traiter de l’éco-anxiété et de la peur de l’avenir – qui auraient très bien pu fournir la substance d’une saison 3 d’En thérapie. Cette réflexion sur le plus et le moins, le vide et le plein, est la photographie d’une époque tendue entre, d’un côté, la surconsommation et, de l’autre, les combats écologiques. « Est-ce que j’en ai besoin, vraiment besoin, vraiment besoin maintenant » : ce mantra comique, répété dans le film par Mathieu Amalric, peut s’entendre chez les surendettés comme chez les écolos.

Claire Marin : D’abord, le film est drôle, et cela fait du bien ! La scène qui m’intéresse peut-être le plus, c’est le moment où les militants, qui ont choisi des surnoms pour leurs actions – Cactus, Poussin, Lexo… –, se retrouvent, face à la police, obligés de livrer leur vrai nom. Quand Pio Marmaï dit qu’il s’appelle Albert, personne n’y croit vraiment. Le film souligne avec humour la tentation que nous avons de chosifier l’autre et de fantasmer, souvent à partir de rien, ce qu’il devrait être. J’ai été frappée par cette scène parce que de plus en plus d’étudiants se choisissent aussi un nouveau prénom, qui souvent renvoie à des éléments naturels – à des fleurs ou à l’océan, par exemple. Ces nouvelles sensibilités, je les observe dans mes classes, comme l’éco-anxiété qui est au cœur du film. Certaines références classiques sur la philosophie écologique – je pense au texte de Hans Jonas, Le Principe responsabilité, où il formule un impératif : agir de façon que les effets de notre action « soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » – résonnent pour eux si fortement qu’elles peuvent les angoisser. Il ne s’agit pas de taire le sujet mais d’évoquer également ce qu’on peut faire. Il faut aussi penser les changements à venir. Des films se sont emparés de cette menace écologique avec talent, je pense entre autres à La Nuée ou à Acide, de Just Philippot. La comédie permet de toucher un autre public. Il faut que ces questions ne soient pas seulement abstraites mais qu’elles commencent à nous toucher, qu’elles soient incarnées, pour pousser à l’action et ne pas nous tétaniser.