Eva Illouz / Raphaël Enthoven. L’amour peut-il finir ?
À l’heure de #MeToo et Tinder, y a-t-il encore place pour le grand amour ? Pour la sociologue Eva Illouz, qui publie La Fin de l’amour (trad. S. Renaut, Le Seuil, 2020), les relations sentimentales sont désormais soumises à une précarité sans précédent. Face à elle, le philosophe Raphaël Enthoven, qui vient d’adapter avec la dessinatrice Coco Le Banquet de Platon en bande dessinée (Les Échappés, 2019), oppose la permanence d’une aspiration, celle de trouver sa moitié et de réconcilier le désir et le temps. Une rencontre électrique où il est aussi question de la capacité des hommes et des femmes à s’entendre.
Eva Illouz : Nous pensons l’amour à partir de son commencement. Je crois que la fin de l’amour est tout aussi intéressante. À quoi tient la fragilité de nos sentiments ? Pourquoi les relations s’effritent-elles sitôt commencées ? Les relations amoureuses durent moins longtemps qu’avant, et la majorité d’entre elles se termine au moment même où elles commencent. Il y a de plus en plus de rencontres sans lendemain et, lorsqu’elles durent plus qu’une nuit, elles sont sous-tendues par une profonde incertitude. Les acteurs ne savent plus de quoi sera faite leur relation, si elle va durer, quelle en sera la nature. C’est ce que j’appelle des relations « négatives » : des relations dont on ne possède pas les règles du jeu. Cela me conduit à penser que nous sommes à l’âge de la fin de l’amour, comme représentation et comme pratique dont les acteurs avaient la clé. De la même manière que l’on a envisagé la « fin de l’histoire », je crois que nous devons envisager la fin de l’amour.
Raphaël Enthoven : La « fin de l’histoire », c’est notre horizon démocratique. Mais la fin de l’amour ? Je ne comprends pas cette formule. Non seulement l’amour n’est pas « fini », mais le mythe de l’amour comme retrouvailles avec sa moitié de soleil, sa moitié d’orange… bref, sa moitié perdue, tel que le formule Aristophane dans Le Banquet, n’a pas perdu une ride depuis deux mille cinq cents ans. À l’origine, affirme le poète, nous étions des « hommes-boules » avec quatre bras, quatre jambes, quatre yeux… et, pour nous punir d’avoir voulu escalader l’Olympe, Zeus nous a coupés en deux. Ainsi l’amour est né d’une complétude perdue. L’image est naïve mais elle rend compte de ce que nous croyons éprouver quand nous tombons amoureux : la plénitude. Quiconque a cédé dans sa vie à la tentation de croire qu’il était séparé de lui-même quand il était séparé de l’autre trouve dans le récit d’Aristophane la transposition mythique de son sentiment. De la même manière, quand Socrate fait le récit de la naissance d’Éros, ce bâtard dialectique, fils de Poros (le « chemin », l’« expédient ») et de Penia (le « manque », la « pauvreté »), il décrit l’état d’un cœur, partagé entre le sexe et l’amour, qui se console de changer de lit tous les soirs en hallucinant celle qui mettra un terme à ses sottises. Comment aimer ce que l’on possède déjà ou comment désirer ce dont on ne manque pas ? Où trouver un amour qui ne s’épuise jamais ? C’est la question du Banquet, où le désir, étant l’expression du manque, échoue toujours au seuil d’une possession véritable. Ce genre de problème traverse l’humanité depuis toujours. Et n’est pas près de s’éteindre.
E. I. : Je doute fort que l’expérience amoureuse soit invariable. Mais, en supposant qu’il y ait des invariants, il s’agit de comprendre comment les sentiments sont transformés par des conditions historiques changeantes. Aujourd’hui, le désir n’est plus du tout « fils de Penia », le manque. Au contraire, il souffre de ses démultiplications. La consommation et les nouvelles technologies sont devenues des médiations extrêmement importantes des relations amoureuses. À l’âge de Tinder, qui fait de la rencontre un marché ouvert où les individus se présentent comme des profils à évaluer, on ne peut plus raisonner avec les concepts d’Aristophane et de Socrate dans Le Banquet…
R. E. : Que nous promet Tinder ? Mieux que le coup d’un soir : le perfect match ! Grâce à des algorithmes sophistiqués, l’application prétend découvrir la personne qui vous convient sur la base de données objectives : âge, profession, mais aussi forme des seins ou du visage, opinions politiques, préférences esthétiques. Un tel dispositif est voué à l’échec. Non que deux personnes qui « matchent » ne puissent s’aimer, mais, si elles s’aiment, ce n’est pas pour ça. L’amour excède le régime explicable de la convenance. D’ailleurs, les relations amoureuses dépérissent à la seconde où l’on essaie de les expliquer. Si ma compagne me demande : « Pour quelles raisons m’aimes-tu ? » et que je m’aventure à lui répondre, l’histoire est morte sur-le-champ. Car, quelle que soit la raison donnée, le « sentiment » disparaît avec la dissipation des raisons que je lui aurais trouvées. L’amour est trop simple pour faire l’objet de dispositifs algorithmiques. Aucune équation ne saurait produire une telle évidence. Et les individus ne cesseront pas de s’aimer parce qu’on leur propose de se rencontrer de cette manière-là. Schopenhauer soutenait au XIXe siècle que la permanence de l’espèce humaine prouve uniquement sa lubricité. Aujourd’hui, on a Tinder. Mais la différence entre Tinder et Schopenhauer, c’est que, sur Tinder, on continue d’avoir la nostalgie d’une vraie rencontre. Le coup de foudre demeure ce mélange de stupeur et de familiarité qui survient lorsqu’on a le sentiment archiplatonicien de reconnaître une personne qu’on n’a pourtant jamais vue.
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