Gaspard Koenig : “Contre la complexité du monde, il nous faut de nouveaux barbares et j’aspire à en être un”

« J’ai publié au début de l’année 2021 un conte philosophique, L’Enfer (Éditions de l’Observatoire), dans lequel, à l’inverse du célèbre Enfer de Dante, il n’y a aucune douleur et pas de tourments physiques. Dans mon enfer, on se retrouve plongés dans des aéroports immenses et ultra-connectés, entre lesquels on peut voyager à loisir mais jamais en sortir. A priori, on y est à l’aise ; on y fait même ce que l’on veut, avec un budget illimité et des grands magasins aux rayons abondants. Mais l’on comprend rapidement que ces choix illimités n’ont rien d’agréable – ils deviennent notre supplice.

Cette année, je vais donc travailler sur son opposé symétrique, le paradis ; un univers où l’on voyage lentement et en profondeur. Ce paradis s’est incarné concrètement dans mon voyage à cheval sur les traces de Montaigne, entre la France et l’Italie, à la fin de l’année dernière. Je travaille donc en ce moment sur le récit de cette chevauchée, qui devrait être publié en septembre. Il s’agit d’abord d’une histoire de voyage et un récit équestre – ce qui a évidemment quelque chose d’un peu incongru et de curieux à partager. Il constitue pourtant aussi une recherche philosophique sur la liberté – mais pas celle de l’aéroport, évidemment. Cette “autre liberté”, si elle n’est pas la multiplication interminable des possibles, dont la culmination est une société néolibérale, sous surveillance et ultra-connectée, à quoi ressemble-t-elle ? N’a-t-elle pas quelque chose à voir avec le rythme lent du cheval, la chevauchée hors des sentiers battus, l’itinéraire sans géolocalisation ? Avancer un peu à l’aventure, demander l’hospitalité : quelle est la définition de la liberté qui se joue dans ces moments ? Dans mon voyage, j’ai ressenti cette autre liberté : ma tâche est maintenant de mettre des mots dessus. Montaigne, pour cela, sera un guide précieux. Il revendique une approche stoïcienne de la liberté, comprise non pas comme la multiplication de possibilités de satisfaire ses désirs et ses besoins, mais au contraire comme la capacité à les restreindre : la liberté devenant la capacité à “pouvoir toute chose sur soi”. C’est le sens du dépouillement dont j’ai fait l’expérience pendant mon voyage, engagé avec très peu d’affaires et presque aucun contact. Un dépouillement matériel et affectif nécessaire pour reconstituer son “arrière-boutique”, comme disait Montaigne. N’est-ce pas le solipsisme idéal pour traverser les crises collectives ?