Gayatri Spivak : Kant, raciste mais universel ?
Elle est la grande figure des subaltern studies, cette discipline qui entend redonner la parole à ceux qui sont en bas de l’échelle sociale. Gayatri Spivak explique ici en quoi l’œuvre de Kant est géniale en dépit de ses considérations sur les non-Européens.
Kant était-il raciste ?
Le racisme bas de gamme fait tourner le monde. Cela ne m’intéresse pas de travailler des questions comme « Kant ou Marx étaient-ils racistes ? » et je ne l’ai jamais fait. Je pense que chacun était et est toujours plus ou moins raciste. Mais pourquoi gloser sur leur racisme ? Le diagnostiquer chez ces grands penseurs sans rien apprendre d’eux est une perte de temps. Je suis une grande admiratrice de Kant et une de ses disciples.
Pourtant vous le critiquez en 1999 dans Une critique de la raison post-coloniale...
Pour deux raisons : d’abord, lorsque Kant se penche sur l’antinomie dans la partie consacrée à la raison téléologique de La Faculté de juger, il dit ne pas pouvoir résoudre l’antinomie s’il est admis que les aborigènes sont des êtres humains. S’il prend les aborigènes en considération, il ne peut plus prouver que le monde a été créé pour les êtres humains. Ensuite, il souligne que l’expérience du sublime rappelle que l’on est un être moral. Or, les humains bruts n’y ont pas accès. Kant est contraint de définir, à l’intérieur du genre humain, un groupe pas tout à fait humain.
Pourquoi Kant pense-t-il que les non-Européens ne peuvent pas accéder au sublime ?
Parce que ce ne sont pas encore des êtres humains pleinement formés. Ils sont brutaux, bruts.
Vous avez remarqué que Kant a besoin d’exclure les aborigènes de l’humanité pour résoudre l’antinomie téléologique. De quoi s’agit-il ?
« Téléologique » est formé à partir de telos et logos, qui signifient respectivement le but et la parole ou la raison. La question que se pose Kant est donc celle de savoir si le telos du monde est tourné vers les êtres humains. Dire que le monde a été créé pour les êtres humains, c’est un jugement téléologique. Une antinomie tient à ce problème : si l’on considère l’ensemble de l’humanité, l’affirmation n’est plus valable car il y a des êtres humains qui n’ont vraisemblablement pas les qualités morales de l’être humain arrivé à maturité. Et c’est pourquoi Kant ne les considère pas comme des êtres humains. Cette idée selon laquelle le primitif ressemble à l’enfant est tout à fait commune. Kant passe à un autre mode de pensée, réflexif, pour dire que le monde est fait pour l’homme ; mais il n’est pas possible de concilier le grand discours sur les êtres humains avec cette idée, car tout cela repose sur l’hypothèse que le véritable être humain, c’est nous. Cela ne concerne pas seulement Kant, et pas seulement le colonialisme. On pensait la même chose en Inde. Le mot « aryan » est sanskrit, il vient des Indiens. Il veut dire « le meilleur ». Les Hindous, avec le système des castes, sont sujets au même genre de racisme. Donc pour comprendre tout cela, il ne suffit pas de pointer du doigt le colonialisme et dire que les uns sont bons et les autres mauvais. Je n’aime pas ce genre de post-colonialisme culpabilisant. Je fais une critique de la raison post-coloniale.
Qu’est-ce qui vous dérange dans ces critiques ?
Elles impliquent d’oublier que nous avons collaboré avec le système colonial mais aussi qu’avant l’arrivée du colonialisme, il y avait beaucoup de corruption et de jeux de pouvoir. Nous n’étions pas des gens merveilleux et purs. Le colonialisme est dépendant du capitalisme, et il a besoin de s’appuyer sur des différences de classe pour exister. C’est comme ça qu’il faut regarder les choses, plutôt que répéter que les blancs étaient racistes, et l’étaient avec nous. Ce n’est pas seulement ça, le colonialisme. Racialiser le colonialisme, c’est oublier nos propres racismes. Cela étant dit, la suprématie blanche résulte bien sûr du pouvoir colonial.
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