Le Graal banal de l’éclopé

« Avant-hier, j’ai réussi à monter une marche d’escalier quasiment sans m’appuyer contre un mur ou la main courante. La semaine précédente, je marchais vingt minutes en rentrant d’un spectacle (par flemme d’attendre le bus dans le froid) sans être trop à la peine. Et j’ai encore récupéré un petit centimètre de flexion, sans toutefois encore parvenir à plier totalement la jambe. Après deux semaines de rééducation suite à une blessure au genou, mes journées balancent entre petites victoires et découragements fugaces.

Exemple de petite victoire : ceci est l’un des premiers articles que j’écris assise normalement à un bureau, et non pas sur mon canapé avec tout un système de coussins pour soulager les tensions dans ma jambe. Exemple de découragement : l’aspect toujours désespérément gonflé de l’articulation, sans parler de la fonte musculaire, spectaculaire après trois semaines d’attelle. “Ce qui nous intéresse, là, c’est la récupération du quotidien”, m’a annoncé ma kinésithérapeute lors de la première séance de rééducation. Ce quotidien qui, par définition, n’a rien d’extraordinaire, a soudainement pris des allures de montagne.

Comment définir le quotidien ? Dans La Découverte du quotidien (Allia, 2005, rééd. Fayard, coll. “Pluriel”, 2018), Bruce Bégout commence par remarquer que le quotidien a une connotation péjorative : il signale la répétition morne, le retour cyclique du connu, l’absence de surprise. Il est “cette dimension maudite de l’existence moderne qui est marquée au fer rouge par la pesanteur, non plus le fardeau ontologique du corps seul, mais la charge existentielle des tâches ordinaires et répétitives, le poids inacceptable de la routine.” À la suite d’une maladie, d’un accident ou d’une opération chirurgicale, la routine bascule toutefois subitement dans l’inaccessible, donc l’intensément désirable. Le simple fait de marcher, ou parfois même de respirer, soit des fonctions banales du corps qu’une personne valide accomplit sans y penser, deviennent en quelque sorte le Graal de l’éclopé.

Cette récupération, cette reconquête qui égrène au cours de la journée ses micro-événements, n’a toutefois pas vraiment de fin déterminée. Quand sait-on que l’on marche à nouveau normalement ? Quand on est capable de tenir sur une distance donnée ? Quand on ne sent plus de mouvement parasite dans la jambe ? Quand on n’y pense tout simplement plus ? Pour Bruce Bégout, le quotidien est moins un état qu’un processus, celui par lequel l’inconnu est assimilé au connu, l’autre au même, l’étranger au familier. “Nos vies sont quotidiennes parce qu’elles possèdent cette faculté d’absorber ce qui advient, et qui est, par nature, toujours au départ contingent et imprévisible, dans des formes habituelles”, précise-t-il. Ce qui signifie que la blessure et l’invalidité peuvent très bien devenir un nouvel étalon du quotidien, mais aussi que la récupération est un processus potentiellement toujours en cours. Dans ce dernier cas, repartir de presque zéro ouvre paradoxalement des perspectives enthousiasmantes : si tâtonner expose potentiellement à se casser la figure, il n’est pas impossible de découvrir quelque chose qui réoriente le quotidien. Récupérer la banalité des jours peut ainsi inclure de la nouveauté – tiens, l’autre jour que l’ascenseur était en panne dans mon immeuble, j’ai trouvé vingt balles dans les escaliers. »

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