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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Paul Blondé et Julia Küntzle

“Less is more”. Décroissance à l’américaine

Julia Küntzle publié le 29 juin 2016 17 min

Au pays de l’American way of life, y a-t-il une place pour vivre autrement ? Nos reporters ont pris la route pour sillonner les États-Unis à la rencontre d’individus qui, à l’instar du philosophe Henry David Thoreau, l’auteur de “Walden ou la vie dans les bois”, font un pas de côté pour contester le pouvoir du capitalisme roi. Alors, doux rêve utopique ou préparation à un futur post-apocalyptique ?

Sur un petit poste électrique abandonné, un graffiti : « Slab City-The last free place ». Tout autour, à gauche, à droite, devant, derrière : rien d’autre que le vide du désert du sud de la Californie, ailleurs tellement rempli par l’homme qu’on en oublie qu’il s’agit d’un désert. Loin des freeways à dix voies de Los Angeles, loin des terrains de golf verdoyants de Palm Springs, loin des néons de Las Vegas. Le désert, écrit Jean Baudrillard dans Amérique, est « une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition ». En effet, à Slab City, « le dernier endroit libre [ou gratuit, selon l’interprétation du mot “free”] », se sont installés depuis des décennies ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’American way of life.

Le terrain de cette ancienne base militaire abandonnée a été depuis le début des très productivistes fifties repeuplé par d’anciens beatniks, écolos de l’extrême, anarchistes et jeunes marginaux. Dans ce terminus de la société de consommation, un bric-à-brac de camping-cars hors d’âge, de cahutes en tôle et d’objets de récupération peuple le paysage lunaire du Mojave : canapés défoncés débordant de mousse, vieilles télévisions, baignoires fêlées, poupées débraillées aux yeux manquants, pare-chocs rouillés, enjoliveurs et sièges de voiture zébrés par les années. Baudrillard, si inspiré par les États-Unis, dit, cette fois dans La Société de consommation, que celle-ci « a besoin de ses objets pour être, et plus précisément elle a besoin de les détruire ». À Slab City, on a choisi une voie alternative, en donnant systématiquement à la profusion d’objets que produit l’Amérique une deuxième vie. Voire une septième ou une quinzième. Quant à ceux qui ne servent vraiment plus, ils habitent le paysage, comme si la société de consommation les avait vomis là, dans le désert. Ce foisonnement d’objets devenus non fonctionnels évoque des vestiges flottants, comme une robe de soirée déchirée glissant à la surface de l’eau après le naufrage du Titanic. Mais postés dans l’immuabilité du désert plutôt qu’emportés par les flots, ils forment un décor baroque, presque carnavalesque, faisant de Slab City la plage où ils se seraient finalement échoués à jamais.


© Paul Blondé et Julia Küntzle
 

« La grandeur des déserts est qu’ils sont, dans leur sécheresse, le négatif de la surface terrestre et celui de nos humeurs civilisées »

Jean Baudrillard

Tous les naufragés qui vivent ici ont eux aussi été ballottés par la vie, de façon plus ou moins tumultueuse. Cornelius, jeune femme d’une trentaine d’années aux larges épaules tatouées, à la tête mi-rasée, mi-couverte de dreadlocks blondes et à la jambe de plastique multicolore, est arrivée seule au volant de son van, il y a plusieurs années, du lointain Minnesota. Si elle raconte avoir dépensé sur la route tout son argent « en bières et en acide », son voyage n’était pas une dérive et avait bien un sens et une destination. « Je ne m’identifie pas du tout à la société américaine. Elle tourne autour de ce que vous achetez, combien d’heures vous bossez, de quels objets vous possédez. Elle se concentre sur des trucs faux, hors de la réalité, explique-t-elle. Je suis venue m’installer à Slab City et expérimenter mon propre mode de vie. » Certains ont atterri ici, comme elle, en leur âme et conscience, mais d’autres semblent ne plus se rappeler du voyage. Concentrée sur son ordinateur au cybercafé des « Slabs », Cornelius dénote au milieu des autres habitués déjà bien attaqués, malgré l’heure matinale, par la destructrice méthamphétamine. La « meth », cette drogue de synthèse qui fait des ravages à travers toute l’Amérique profonde, coupe du monde certains résidents de Slab City, marginaux parmi les marginaux. Pour ces quelques junkies à la recherche d’un autre paradis – ou d’un autre enfer –, Slab City sent tristement la fin du voyage. Plus ou moins défoncés, plus ou moins engagés politiquement, les habitants du désert vivent selon des philosophies très différentes, mais une chose les rassemble : ils ne paient pas de loyer pour leur occupation des terres de « the last free place » et sont, consciemment ou non, des artisans de la décroissance à l’américaine.

Sortir du dogme de la croissance illimitée, destructeur pour une planète aux ressources limitées. Repenser le rapport au travail, jugé aliénant. Réduire et transformer la consommation et les besoins qui la soutiennent. Trouver des alternatives aux logiques mercantiles. Au pays du capitalisme roi, de la libre entreprise et de la concurrence, les idées de la décroissance sont bel et bien vivantes : il s’agit de repenser les fondements mêmes d’un système économique, politique et social qui, selon ses détracteurs, propose un présent dénué de sens et mène à un futur catastrophique.

En outre, les décroissants américains mettent au goût du jour les préceptes développés il y a plus de cent cinquante ans, dans le Massachusetts, par Henry David Thoreau, chantre de la désobéissance civile et précurseur de l’écologie. « Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? » demandait le philosophe américain de la Nouvelle-Angleterre au milieu du XIXe siècle, en pleine révolution industrielle. « Le respectable bourgeois, raille-t-il dans Walden ou La vie dans les bois, enseignera-t-il ainsi gravement, de précepte et d’exemple, la nécessité pour le jeune homme de se pourvoir, avant de mourir, d’un certain nombre de “caoutchoucs” superflus, et de parapluies, et de vaines chambres d’amis pour de vains amis ? » Dans Walden, du nom de l’étang tout proche, Thoreau raconte son expérience de plus de deux ans dans une cabane isolée en forêt. Un mode de vie simple, quasiment autosuffisant, proche de la nature, qu’il compare au quotidien insensé de ses anciens voisins de la petite ville de Concord. Pour les décroissants de l’Amérique d’aujourd’hui, Slab City est une sorte de Walden qui ne serait plus vert, mais desséché. Baudrillard n’affirme-t-il pas, dans Amérique, que « la grandeur des déserts est qu’ils sont, dans leur sécheresse, le négatif de la surface terrestre et celui de nos humeurs civilisées » ?

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