Manon Garcia : “Nous sommes des analphabètes du sexe”
Cette jeune philosophe a décidé d’intégrer pleinement la pensée féministe dans le champ de la philosophie. Elle s’inscrit dans le mouvement de l’éthique « méliorative » qui vise à améliorer les pratiques grâce à la clarification des concepts. Après la question de la soumission, elle explore dans son dernier essai celle du consentement et invite les hommes et les femmes à nouer une nouvelle « conversation sexuelle ».
À 36 ans, cette jeune normalienne partie à la fin de sa thèse aux États-Unis s’est déjà vu proposer les postes les plus prestigieux dans les universités américaines. C’est une voix écoutée de la pensée féministe qui ose soulever des questions délicates sur la soumission des femmes ou sur l’ambivalence du consentement, et dont les livres, pourtant longuement médités, semblent coïncider avec l’actualité du débat public. « Cela a été très troublant pour moi d’avoir le sentiment d’être rejointe par l’actualité. J’ai soutenu ma thèse, qui est un travail de près de huit années sur la soumission et le consentement des femmes, trois mois avant que n’éclate l’affaire Weinstein… » Bref, tout semble réussir à Manon Garcia.
Quelle est donc sa recette ? Partir de ses intuitions et de son histoire pour mettre les questions qu’elle se pose à l’épreuve des concepts des grands philosophes, de Hegel à Beauvoir ? Conjuguer la tradition française, où l’on se confronte aux œuvres du passé, avec la tradition anglo-saxonne, où l’on dissèque collectivement des questions concrètes à base d’arguments logiques ? Allier une aspiration idéaliste et normative au souci du réel et des situations concrètes ? Un peu de tout cela, sans doute. Quand on lui demande de définir son approche, elle répond : « analytique méliorative », un courant apparemment majeur aujourd’hui en éthique, qui consiste à mener un travail de redéfinition des concepts, tout en maintenant l’ambition que cela puisse contribuer à un changement social. « C’est une sorte de fusion entre la pensée analytique américaine et la critique sociale européenne. Et c’est un peu mon ambition depuis le début, lorsque je suis allée travailler sur Beauvoir aux États-Unis : penser en réussissant à faire dialoguer ces deux traditions. »
En cette rentrée, Manon Garcia publie un essai stimulant, La Conversation des sexes. Philosophie du consentement (Flammarion). Elle se saisit de ce concept pour montrer qu’il est bien plus ambivalent qu’on ne le croit – « rien n’est plus compliqué que de savoir ce que l’on désire et de savoir dire ce que l’on sait de son désir ». Au lieu de s’en remettre à l’idée d’un contrat, elle table sur ce qu’elle appelle la « conversation érotique ». Plus qu’un concept, un appel à révolutionner les pratiques : ou comment améliorer les existences en les pensant mieux.
Manon Garcia en 7 dates
1985 Naissance en France
2014 Agrégation de philosophie
2017 Doctorat de philosophie à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne
2019 Poste de junior fellow (boursière) à l’Université Harvard (États-Unis)
2018 Publication d’On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion)
2021 Nommée professeure assistante à l’Université Yale (États-Unis)
2021 Publication de La Conversation des sexes. Philosophie du consentement (Flammarion)
Vous vous êtes imposée comme une figure montante de la pensée féministe. La philosophie a-t-elle toujours été votre vocation ?
Manon Garcia : Absolument pas. C’est même assez étonnant pour moi d’être devenue philosophe. Je viens d’un milieu très cultivé, mais mes parents n’ont pas fait d’études, ils sont artistes et autodidactes. J’ai grandi avec une mère qui lisait Foucault, Deleuze et Derrida. Quand j’ai essayé de les lire, j’ai détesté. Je les trouvais incompréhensibles. En terminale, je suis tombée sur une prof catastrophique, humiliante. Je suis tout de même allée en hypokhâgne, mais je n’ai pas eu le coup de cœur espéré pour la philosophie. À l’École normale supérieure [ENS], je me suis d’abord orientée vers l’économie, et c’est seulement en suivant les cours de philosophie de Paris-1, en lisant Foucault – ce même Foucault qui m’était paru abscons quelques années plus tôt – et en découvrant la philosophie féministe que j’ai commencé à y prendre goût. Un jour, alors que je naviguais encore entre philosophie et économie, Francis Wolff, mon tuteur à l’ENS, m’a mise face à mes responsabilités : « Tu n’es pas moins bonne que tous les normaliens qui pensent qu’ils sont appelés à régner sur la pensée mondiale. Ton interrogation sur la soumission, cela mérite une thèse. Lance-toi ! » Il m’a donné confiance et m’a aiguillée vers Sandra Laugier, qui a dirigé ma thèse. Grâce à elle, et comme personne ne travaillait sur Beauvoir en France, j’ai passé mes deux dernières années de thèse aux États-Unis, j’ai pu donner des cours et j’ai eu de la chance : je travaillais sur le bon sujet au bon moment, cela m’a ouvert beaucoup de portes et m’a permis d’obtenir des postes dans des universités américaines.
Y a-t-il des éléments personnels qui ont déterminé votre choix de relancer la perspective féministe ?
Quand on est une femme, toute notre vie est une raison d’être féministe. Pour ma part, j’ai été marquée par deux destins féminins, incarnés par mes deux grand-mères. La première, une Anglaise mariée à un Russe blanc et devenue dame de compagnie des grandes actrices du répertoire élisabéthain à Londres, a finalement rencontré un homme de onze ans de moins qu’elle sur une plage de Menton. Elle est partie vivre avec lui dans le Var. Elle incarne pour moi la femme qui essaie d’être libre et qui est prête à en payer le prix dans un monde où l’aventure est coûteuse pour les femmes. Mon autre grand-mère, corse, incarne le modèle de la femme méditerranéenne : draps repassés, repas parfaitement préparés, gestion méticuleuse de la vie domestique. Un mélange de soumission absolue et de pouvoir domestique total. Je me suis longtemps demandé si elle était coupable ou victime de sa situation. En fait, elle n’était ni l’un ni l’autre. Pas plus que mon grand-père que ce dispositif matrimonial ne rendait pas très heureux non plus.
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