“Mon traître”: un micro tendu pour ressusciter les morts

« Un père, un ami et un traître aussi ». Voici ce que fut Tyrone Meehan, Irlandais et espion, activiste de l’IRA à la botte des Anglais, une taupe et un traître. Avant d’être un traître, ce vieil Irlandais au regard doux a été un enfant blessé, un adolescent pris dans des luttes nationalistes violentes, un jeune homme tourmenté par la colère, la culpabilité, et la peur.

Que reste-il de l’homme qui a trahi ?

Tyrone Meehan est ou a été aussi l’ami d’Antoine, un luthier parisien. C’est la voix d’Antoine qui ouvre le bouleversant récit de traîtrise, superbement mis en scène par Emmanuel Meirieu, d’après deux romans de l’écrivain et journaliste Sorj Chalandon : Mon traître et Retour à Killybegs. « La première fois que j’ai vu mon traître, c’était ce soir-là, le 9 avril 1977 », poursuit Antoine près de vingt ans après, lorsqu’il se rend aux funérailles de Tyrone sous la pluie incessante qui strie le ciel d’Irlande.

Que reste-il de l’homme qui a trahi ? La question hante l’ami. « Dis-moi que tu n’est pas mon traître », supplie Antoine auprès du corps mort. Tyrone Meehan a-t-il dupliqué sa vie : l’une irlandaise et l’autre anglaise, dans une folle tragédie schizophrène ? N’a-t-il jamais été sincère dans sa traîtrise ?

Tyrone Meehan a tous les traits de Denis Donaldson dont il s’inspire, un militant historique du Sinn Féin, le parti des catholiques républicains. Il a été assassiné au printemps 2006, après qu’il a avoué sa duplicité. Denis Donalson avait pourtant partagé sa cellule et sa notoriété avec une autre figure mythique de l’IRA, Bobby Sands, mort en prison d’une grève de l’hygiène (dirty protest) et de la faim (le réalisateur anglais Steve McQueen en a tiré un film poignant : Hunger). Antoine a des airs de Sorj Chalandon : prix Albert-Londres, ce grand reporter à Libération, jusqu'en 2007, a couvert le conflit irlandais ; il s’est pris de sympathie pour Donaldson.

Le deuil impossible

Emmanuel Meirieu s’empare de l’émotion qui traverse les deux romans de Sorj Chalandon avec la même audace qui fit le grand succès de son adaptation de Russell Banks : De beaux lendemains. Soit l’élégance et la puissance d’une scène vierge, plongée dans la brume des sentiments et le noir de la mémoire, un crachin dont se dégagent péniblement les comédiens pour prendre la parole à tour de rôle et composer une splendide oraison funèbre. Ils sont trois à se passer la main et la parole dans Mon traître : Antoine (Jérôme Derre), le fils Meehan (Stéphane Balmino) et Tyrone le père (Jean-Marc Avocat), lui-même revenu d’outre-tombe, comme sorti d’un conte fantastique. Un micro tendu pour ressusciter les morts, à la manière du thrène antique. C’est l’art et la manière d’Emmanuel Meirieu, croyant à la puissance évocatrice du récit dans son simple appareil.

Un parti pris esthétique radical et une même question existentielle fondamentale parcourent le diptyque De beaux lendemains et Mon traître : que faire du deuil impossible, celui des quatorze enfants emportés dans un accident de bus scolaire d’une part et celui de l’ami mort en traître, de l’autre. Emporté par des interprètes remarquables et une adaptation minutieuses et franche, ce Traître-là séduit, ravit, émeut sans tromper un instant. Mieux, traître exemplaire, Tyrone Meehan laisse dans sa chute saisissante un avertissement à l’usage des vivants, échappé de l’épître de Jean et gravé sur son tombeau : « Prenez garde à vous-même ».