Penseurs magiques
Réconcilier magie et philosophie paraît presque aussi difficile que recoller les morceaux de la femme coupée en deux. C’est pourtant la tâche à laquelle s’attellent les illusionnistes que nous avons réunis. Alors, c’est quoi leur truc ?
C’est la fin de la soirée. Ils sont attablés dans un restaurant du quartier du Panier. Ils sont venus à Marseille à l’initiative de Jacques Serrano pour une série d’échanges et de discussions, mais aussi de représentations, dans le cadre de La Semaine de la pop philosophie. Pour la première fois, un festival de philosophie ose prendre pour thème la magie, longtemps méprisée du fait de son lien avec l’illusion et le trucage. Pour l’occasion, les organisateurs ont réuni des magiciens, amateurs et professionnels, ayant un rapport philosophique à leur pratique. Plusieurs sont philosophes de métier, d’autres sont juristes, historiens ou scientifiques, mais tous sont tellement habités depuis l’enfance par leur passion pour la magie qu’ils ont trouvé le moyen de l’intégrer à leur travail de recherche et de poser ainsi sur elle un regard neuf. Avec une exception : Alain de Moyencourt. Ce magicien-poète, qui a travaillé avec les plus grands, a fait tous les métiers : champion de skateboard, créateur d’effets spéciaux au cinéma, plongeur ou imprimeur. La magie est pour lui plus qu’une profession – « C’est comme le surf ou le ski, cela ouvre une part de rêve dans la tête des enfants. C’est le même rêve de glisse ». Du coup, il se montre plutôt sceptique vis-à-vis de la théorie. La voix gouailleuse, il se présente comme un « inventeur de tours doublé d’un professeur de bêtises ». On lui demande s’il ne veut pas nous faire une démonstration. « Pour cela, il me faudrait une cigarette, je n’en ai plus. » On lui en tend une. Il la coupe en deux, puis, d’un geste, la reconstitue. Cette cigarette se met à glisser d’une main à l’autre. Elle entre dans l’oreille gauche pour sortir par l’oreille droite, s’enfonce dans le coin de l’œil pour ressortir par la bouche. Là voilà qui se démultiplie avant de disparaître purement et simplement, alors que, au même moment, de la fumée se dégage de la poche du costume. « La dernière fois qu’on a vu ça, c’était il y a deux mille ans, avec des petits pains, commente-t-il. La magie, c’est la vie. C’est une forme qui germe. Ce n’est pas moi. »
Les magiciens présents connaissent tous ce numéro. Mais ils savent aussi que jamais un magicien qui se respecte ne fait exactement le même tour. Alors ils le regardent improviser. Et tandis qu’Alain accompagne ses gestes d’un débit incessant, dont le ton sceptique et moqueur, loin d’affadir la féerie, en redouble l’effet, ils s’inclinent devant un maître… avant de se mettre les uns et les autres à rivaliser, qui avec des cartes, qui avec des pièces, qui avec des gobelets, transformant cette salle de restaurant en un lieu enchanté.
Un défi à l’intelligence
« Les magiciens sont des gens du geste. Ils regardent d’un œil soupçonneux la philosophie, dont l’ambition est de dénouer par la parole les illusions qui sont leur gagne-pain. De leur côté, les philosophes ont longtemps disqualifié ces saltimbanques qui prétendent être maîtres des illusions. Cependant, les choses sont peut-être en train de changer. » Alain Poussard est professeur de philosophie à Paris. Spécialiste de Descartes, il pratique la prestidigitation depuis plusieurs années et a traduit deux ouvrages de la grande figure de la magie espagnole, Juan Tamariz, 74 ans (Mnemonica et Le Nouveau Chemin magique, Éditions G. Proust, 2011 et 2013). La magie lui apparaît comme un défi à l’intelligence. « Elle nous fait consentir et prendre plaisir au jeu d’être trompé. Elle entretient en nous le désir de résister à l’illusion. Mais, au final, elle fait du tour de passe-passe, qui frustre ce désir, ce qui vient en réalité le satisfaire. Elle fait de l’intelligence aux aguets du spectateur l’agent principal de son égarement. »
Alain de Moyencourt en 2017. © Manuel Braun
Mobiliser notre attention et notre intelligence comme levier d’une plus grande tromperie, cette ambition a longtemps suscité réprobation et condamnation. L’origine du terme magicien l’atteste. Comme l’indique Pierre Taillefer, conservateur du patrimoine et historien de l’art, le terme générique grec qui désigne le « faiseur de merveille » (aussi bien le magicien que l’acrobate, le marionnettiste ou le funambule) est thaumatopoios. C’est aussi celui qu’utilise Platon pour désigner ces marionnettistes qui, dans l’allégorie de la caverne (République), promènent des figurines devant un feu et dont les ombres portées sur le fond de la paroi apparaissent aux prisonniers enchaînés comme les choses mêmes. C’est encore le même terme que le fondateur de la philosophie utilise pour disqualifier le personnage du sophiste dans le dialogue éponyme, cet « illusionniste dans le champ du logos ». Si le sophiste est un usurpateur, le magicien est le double d’un double, il nous trompe avec des apparences que nous savons trompeuses, il simule des simulacres. « Il est éloigné de deux degrés de la réalité avec laquelle traite le philosophe, ajoute Poussard. C’est un lourd passif. » Cependant, le grec dispose également de deux autres termes plus précis et plus ambivalents : pséphopaiktès (« joueur de cailloux ») et pséphokleptès (« voleur de cailloux »). Une ambivalence que l’on retrouve en latin avec praestigiator, qui signifie à la fois le « joueur de passe-passe » et le « charlatan ». D’où le mot prestidigitateur, qui apparaît au XIXe siècle et insiste sur l’agilité des mains.
“La magie fait de l’intelligence aux aguets du spectateur l’agent principal de son égarement”
Taillefer a fait de sa passion pour la magie – « un rêve d’enfant né à l’âge de raison » – le sujet de son mémoire de maîtrise consacré aux représentations du magicien dans l’art de la Renaissance. Co-commissaire d’une exposition qui s’est tenue fin 2016 à Saint-Germain-en-Laye autour de L’Escamoteur (panneau peint attribué à un élève de Jérôme Bosch), il voit dans ce chef-d’œuvre un condensé de toutes les significations que le personnage a acquises au cours de l’histoire. Sur le tableau, on voit un prestidigitateur en train de faire apparaître et disparaître des boules de liège sous des gobelets devant des badauds qui ne se rendent pas compte qu’ils se font subtiliser leur bourse par un complice. « En figurant deux personnages distincts, l’un qui attire l’attention avec ses tours de passe-passe, l’autre qui détrousse le public, le peintre a trouvé le moyen d’exprimer l’ambivalence profonde de l’escamoteur dans la culture occidentale. »
L’escamoteur a également longtemps été accusé de flirter avec le miracle et d’empiéter sur les plates-bandes de la religion. Il est souvent représenté paré d’attributs diaboliques – crapaud, chouette, serpent… « Comme aujourd’hui avec l’hypnose ou le mentalisme, le magicien joue lui-même sur la limite. » Ce qui conduit saint Augustin à le condamner dans De la vraie religion (388-391), considérant qu’il nous éloigne du bien suprême qu’est l’amour de la vérité. Mais, signe qu’il est difficile de résister à son attrait, Augustin ajoute que « même un escamoteur, qui ne prétend que faire des dupes, est regardé attentivement, surveillé de très près et, si l’on est dupe, faute de pouvoir se complaire en son propre savoir, on se complaît en celui dont on est dupe. Si l’escamoteur lui aussi ignorait ou passait pour ignorer pourquoi les spectateurs sont dupes, il serait dupe également et personne ne l’applaudirait. […] Ainsi l’éloge va toujours au savoir, à l’adresse, à l’intelligence de la vérité ». Moins confiant dans le pouvoir de la vérité sur les esprits, le philosophe sceptique Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècle), dans les Esquisses pyrrhoniennes, s’empare de la comparaison entre le sophiste et le prestidigitateur pour mettre en lumière « la suspension de l’assentiment [ce qu’il appelait l’épochè] à la vérité des tours de prestidigitation », qui survient dans l’esprit du spectateur de magie.
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