Thibault Damour, Frédéric Nef. Vertige des mondes possibles

C’est à un nouvel « entretien sur la pluralité des mondes » – celui du philosophe Bernard de Fontenelle, mélange d’astronomie et de réflexions morales, est paru en 1686 – que nous avons convié Thibault Damour, pour qui le passage du temps est une illusion, et Fréderic Nef, qui veut rendre à la métaphysique la place qui lui est due dans les interrogations sur la structure du monde. Autour de la question « L’Univers est-il fait pour l’homme ? » s’ouvre un dialogue difficile entre deux hommes dont l’un attend des philosophes qu’ils se penchent sur la science qui se fait, tandis que l’autre réclame des scientifiques qu’ils considèrent les métaphysiciens comme des savants, aux prises avec des structures objectives. C’est aussi une rencontre entre deux disciplines qui s’intéressent à la multiplicité des univers. Car, depuis Fontenelle, la question s’est déplacée de l’existence ou non de planètes habitées à celle des mondes possibles pour la métaphysique, et à celle du multivers ou du mégavers pour la cosmologie.

Thibault Damour : Commençons par une définition, sachant qu’il n’y en a pas une sur laquelle tout le monde s’accorde. Le physicien Brandon Carter a introduit l’expression de « principe anthropique » et en a proposé une version dite faible : les lois de la nature telles qu’on les observe (et les diverses conditions aux limites qui complètent ces lois de la nature) doivent être telles qu’elles permettent l’apparition d’observateurs. Pour les versions plus fortes, la présence d’observateurs déterminerait les propriétés de l’Univers, ou même que leur présence est nécessaire pour amener l’Univers à l’existence : c’est leur présence qui déterminerait ses propriétés.

Frédéric Nef : Cette dernière est idéaliste, mais il existe des versions fortes qui ne le sont pas. L’une d’entre elles soutient qu’il y a une évolution cosmique qui a la connaissance pour terme. Pour revenir au principe anthropique en général, je voudrais souligner que l’interprétation qui en est souvent donnée vient se nicher dans un contexte théologique ou religieux, dans lequel on voudrait voir la réintroduction d’une téléologie (finalisme). En réalité, ce principe est tout aussi bien critique vis-à-vis de la téléologie religieuse. Si on admet une évolution cosmique dont le principe anthropique est une expression, la téléologie proprement religieuse n’est pas plus nécessaire que dans le cas de l’évolution biologique.

T. D. : Ce principe pose problème pour des raisons qui ont trait à l’essence de la science et à son caractère prédictif ou non. Selon Gottfried Leibniz, tout ce qui existe doit avoir une « raison suffisante » : c’est le principe de raison. Or le principe anthropique pose la question de savoir si les valeurs numériques des constantes fondamentales de la physique admettent une explication rationnelle (un peu comme la valeur 3,14159... de Pi est fixée par des raisons mathématiques). Soit on considère que notre Univers est unique et que les constantes y sont des absolus donnés a priori, sans explication rationnelle, God given comme on dit en anglais. Alors il semble qu’il y ait quelque chose de remarquable : pour que la vie apparaisse, il faut que les valeurs numériques des constantes tombent dans certains intervalles (pas si étroits que ce qu’on prétend souvent). Soit on considère plutôt qu’il y a un ensemble d’univers, de possibles réalisés. Alors, de même qu’il n’y aurait rien d’étonnant pour un voyageur dans le désert de ne rencontrer la vie que dans les oasis, là où il y a de l’eau ; de même, dans cet Univers presque partout stérile, il n’y aura des physiciens pour s’interroger sur le monde que là où il y a de la vie. Est-ce que nous touchons là à un renoncement au principe de raison ?