Peut-on déconstruire sans tout détruire ? Le débat Tavoillot / Forest
Que faire de la déconstruction [lire notre dossier spécial], cette tradition philosophique opposant de plus en plus des penseurs que plus rien ne semble rapprocher ? Nous avons fait échanger Pierre-Henri Tavoillot, co-directeur d’un colloque dont les actes viennent d’être publiés, Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023), et l’auteur Philippe Forest, qui invite dans son essai Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke (Gallimard, 2023), à rester fidèle à la tradition critique de la déconstruction.
Le résultat est un débat passionnant, qui passe au crible, avec rigueur et érudition, les grandes questions sociétales de notre époque.
Vous vous penchez dans vos livres respectifs sur la déconstruction comme tradition philosophique, pour critiquer, chacun à votre manière, ses dérives et ses usages contemporains. Avant de comprendre ce qui vous distingue dans votre analyse de la “déconstruction”, pourriez-vous clarifier ce que vous entendez par ce terme ?
Pierre-Henri Tavoillot : Le mot déconstruction est un terme technique de la philosophie. Il s’inscrit dans la pensée des Lumières qui invite à critiquer les préjugés et les dogmes grâce à la raison humaine. C’est, par exemple, le doute cartésien qui permet d’identifier le cogito afin de reconstruire l’édifice des sciences ; c’est l’éthique more geometrico de Spinoza ; c’est la critique kantienne de la métaphysique. À partir de Schopenhauer et Nietzsche, la démarche se retourne contre les idées humanistes elles-mêmes : contre les Lumières, il faut « philosopher avec un marteau » pour ausculter et démolir à leur tour les idoles de la raison : le Vrai, le Beau, le Bon, etc. Pourquoi ? Parce que ce sont des idées/idoles qui nous détournent de la vie (Nietzsche), qui occultent nos conflits intérieurs (Freud), qui nous écartent des conflits sociaux (Marx). Le terme devient une AOC avec Heidegger (Abbau der Metaphysik, la « déconstruction de la métaphysique ») et surtout Derrida. Cette démarche est non seulement légitime mais nécessaire. Elle nous invite à nous méfier des apparences et à « décrypter », comme disent aujourd’hui les journalistes, c’est-à-dire sortir de la caverne des ombres. Ce que j’appelle le « déconstructionnisme » est un troisième sens qui abandonne tout espoir de reconstruction : il faut dénoncer la rationalité occidentale dans tous ses aspects, parce qu’elle est identifiée comme une oppression. Elle opprime les femmes par le langage, la nature par la technique, les autres cultures par la colonisation, le corps par l’intellect… La raison est machiste, genrée, raciste, colonialiste, destructrice de l’environnement… Il convient d’en dénoncer toutes les formes et d’en faire disparaître la moindre trace. Tel est le projet du « wokisme ». On peut discuter de savoir si entre la déconstruction derridienne et le wokisme, il y a plus de trahison que de fidélité ; je pense, pour ma part, qu’il y a de la fidélité. Mais le débat est ouvert et légitime.
Selon vous, l’esprit critique devient la critique de l’esprit ; est-ce cela, la dérive que vous contestez ?
P.-H. T. : Oui, c’est la déconstruction pour la déconstruction, et cela tourne en rond. La déconstruction devient une rationalité instrumentale qui fonctionne en circuit fermé.
Philippe Forest : Je me reconnais dans cette généalogie à laquelle je souscris – sauf sur ce dernier point. On pourrait y ajouter la figure de Montaigne et la tradition sceptique dans laquelle il s’inscrit et dont les déconstructionnistes sont également les héritiers. Derrida place en tête de l’un de ses premiers textes une citation des Essais. Une continuité existe, celle de la pensée critique à l’œuvre. À mes yeux, et bien que je ne me considère pas comme l’un de ses disciples, elle permet d’évaluer de façon positive l’apport de Derrida. Je pense pour ma part qu’il y a dans le wokisme une trahison de ce qu’a été la déconstruction. C’est pourquoi – et c’est la thèse de mon essai –, je propose d’en revenir à la déconstruction pour se préserver des excès du wokisme. Je parle de trahison au sens d’un détournement, d’un retournement. Je croyais savoir ce qu’est la déconstruction pour avoir travaillé dans les années 1980 et 1990 sur l’avant-garde littéraire et philosophique à l’époque du post-structuralisme, ce que l’on n’appelait pas encore la « French Theory ». J’ai commencé ma carrière universitaire en Grande-Bretagne ; j’ai vu se mettre déjà en place ce renversement de la pensée déconstructionniste par la pensée anglo-américaine. Dès 1985, à Édimbourg, où j’ai eu mon premier poste, la chose était perceptible ; elle s’est vraiment installée quand je suis arrivé à l’université de Londres en 1989. Derrida faisait déjà l’objet d’un véritable culte de la part de certains universitaires anglais. Je me retrouvais un peu en porte-à-faux. Je ne me reconnaissais pas dans l’interprétation qui était donnée de la pensée française ni dans les usages scientifiques ou pédagogiques qui en étaient faits. On me demandait de faire des cours sur Lacan à des étudiants qui n’avaient jamais lu Freud, sur Althusser à des étudiants qui n’avaient jamais lu Marx, sur Derrida à des étudiants qui n’avaient jamais lu Nietzsche, etc. Cela me semblait absurde.
P.-H. T. : J’ai eu une expérience similaire, mais en Allemagne, où j’ai effectué la majeure partie de mon travail de thèse. J’étais allé à Tübingen pour travailler, dans le berceau de l’idéalisme allemand, les grands auteurs de la période, et je me suis retrouvé dans des séminaires sur la « French Theory ». La déception fut grande.
“Dès les années 1980, j’ai vu se mettre en place ce renversement de la pensée déconstructionniste par la pensée anglo-américaine”
Comment l’un et l’autre expliquez-vous cet usage détourné de la déconstruction dans notre histoire récente ?
Associée à la pensée désormais appelée « woke » et à la cancel culture, la « déconstruction » initiée par Jacques Derrida …
La « déconstruction » est une notion philosophique qui fait l’objet de vifs débats, à la fois dans le monde universitaire et militant,…
Nous assistons à une racialisation du monde, observe Alain Policar dans son dernier livre L’Inquiétante Familiarité de la race (Le Bord de l’eau)…
« Déconstruction » est un mot qui doit à la longue disparaître, c’est ce que pensait et souhaitait Derrida comme on peut le lire dans sa Lettre à un ami japonais. Il n’en a rien été jusqu’ici, comme nous le savons, et ce terme, qui…
Dans notre revue de presse du 4 février, une question : faut-il jeter l’anathème sur les « déconstructeurs » ? La question…
À la croisée de l’écoféminisme, de l’intersectionnalité et de la pensée décoloniale, la philosophe Isabelle Stengers décèle des liens intimes entre la destruction de la nature par le capitalisme, la domination des femmes dans le système…
Vendredi 7 et samedi 8 janvier a eu lieu à la Sorbonne un colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la…
Jacques Derrida, grande figure de la “French Theory”, passe pour un auteur difficile. À moins, comme le conseille son ami Jean-Luc Nancy, de le lire en écoutant d’abord sa “musique”, sa voix. Et en ayant à l’esprit qu’il veut démontrer…