Jean-Luc Nancy : “Avec Derrida, j’ai compris que le paradis n’existe ni sur terre ni au ciel”

Victorine de Oliveira publié le 8 min

Jacques Derrida, grande figure de la “French Theory”, passe pour un auteur difficile. À moins, comme le conseille son ami Jean-Luc Nancy, de le lire en écoutant d’abord sa “musique”, sa voix. Et en ayant à l’esprit qu’il veut démontrer que, dans la vie, nous ne coïncidons jamais complètement à nous-mêmes.

« La lecture puis la rencontre de Derrida ont été un véritable événement pour moi. On peut dire qu’il est arrivé dans ma vie intellectuelle. C’était dans les années 1960. J’avais terminé mes études de philosophie et j’avais commencé à enseigner. La Voix et le Phénomène [1967] m’a alors donné l’impression d’assister au surgissement de quelque chose d’authentiquement nouveau, d’entendre pour la première fois une voix philosophique contemporaine. Je pourrais comparer cela à l’étonnement, au choc qu’ont dû ressentir les auditeurs qui ont entendu du rock pour la première fois de leur vie à la radio dans les années 1950 : le tempo avait bel et bien changé par rapport aux rythmes du passé. Certes, j’avais eu affaire à d’autres philosophes contemporains, notamment les professeurs de la Sorbonne comme Ricœur. Mais Derrida sonnait différemment. En ce sens, sa présence s’est immédiatement signalée comme arrivée, dans ma vie comme dans l’histoire de la philosophie. »

 

La différance comme un uppercut

« En quoi consistait sa nouveauté ? Dans La Voix et le Phénomène, Derrida analyse la présence à soi. Ce qui m’a paru décisif et qui m’a presque fait l’effet d’un uppercut, c’est l’idée que dans cette présence, dans l’instant apparemment immédiat qui con­stitue la présence à soi, il y a un écart, une durée, l’équivalent d’un clin d’œil. Cela signifie donc que rien ne peut être véritablement présent ! Il y a toujours ce que Derrida nomme, en substantivant le participe présent du verbe différer, une différance. La différance signifie qu’il n’y a pas seulement une différence, une contradiction entre deux termes, mais que cette différence est toujours d’une certaine façon infinie, et que vous n’arrivez jamais complètement d’un terme à l’autre. Quand ces deux termes sont le soi à soi, ou l’origine et la fin, cela implique une non-coïncidence qui se déploie dans le temps d’une vie. Derrida tenait à ce que la différance ne soit pas comprise comme mot ou concept, mais comme acte, celui de différer, de se différer. Pas dans le sens de renvoyer au lendemain, comme beaucoup de ses critiques le lui ont objecté. Les implications de la différance ne sont pas qu’existentielles, elles concernent tout ce qui relevait auparavant de l’unité, de la continuité, en particulier l’histoire.

Je crois que l’idée de Derrida correspondait à une attente d’époque. Nous avions été pris jusque-là dans les grandes unités, celles du sujet et de l’histoire. Et voilà que quelqu’un affirmait, après Hegel et Heidegger, que leur continuité n’avait rien d’évident. Hegel fait de l’Histoire un sujet, en l’assimilant à la réalisation de l’Esprit. Heidegger oppose par la suite le registre de l’être-présent dans le monde et celui de l’homme comme Dasein, qui se projette en dehors, à l’extérieur de lui-même, qui ex-iste. Derrida reprend cette opposition et en fait une loi générale de la pensée.

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