Marilyn Yalom, Jean-Luc Nancy. Cachez ce sein !

Dans Domicile conjugal (1970), François Truffaut fait dire à un homme cette drôle de réplique : « Si j’avais des seins, je les caresserais toute la journée. » Quelle extravagance en effet que ce culte de la poitrine ! Pour réfléchir sur la réalité et le fantasme des seins, lieu visible et symbolique de la différence sexuelle, nous avons réuni une femme et un homme, une historienne et un philosophe, Marilyn Yalom et Jean-Luc Nancy, qui ont tous deux écrit sur la question. Si Marilyn Yalom défend une optique féministe, elle le fait à partir d’une histoire des différentes représentations, objectivations du sein. Jean-Luc Nancy, de son côté, s’est laissé envoûter par le mystère de la présence du sein, s’adonnant à un exercice d’admiration et d’identification.

Marilyn Yalom : Votre livre, La Naissance des seins, n’est pas toujours facile, et je tiens à m’excuser d’avance si je me montre un peu légère en le discutant. Selon moi, il s’agit encore d’une vision masculine qui s’inscrit dans une certaine tradition, celle qui fait l’éloge du sein, la tradition du blason. Je pense notamment au modèle du genre, Le Blason du beau tétin, écrit par le poète Clément Marot. Votre point de vue est poétique, onirique, littéraire et philosophique. Nos approches sont donc très différentes ; la mienne est plus intérieure. Disons qu’elle est celle d’une femme qui porte des seins…

Jean-Luc Nancy : Je ne suis pas sûr que mon livre soit un point de vue d’homme. Je ne suis même pas sûr qu’il soit un point de vue… C’est un texte discontinu, entrecoupé de citations qui m’ont marqué. Certaines sont très étonnantes. Novalis écrit ainsi : « Le sein est la poitrine élevée au mystère, la poitrine moralisée. » Ce n’est pas un livre comme les autres, dans la mesure où je n’y soutiens aucune thèse. J’essaie plutôt de laisser entrer quelque chose des seins ou du sein. Une présence qui n’arrête pas de revenir, aussi bien dans l’imaginaire que dans le réel, aussi bien dans le symbolique que dans le fantasmatique – d’où le titre, La Naissance des seins. En même temps que la puberté, le mot naissance désigne ce que le décolleté fait voir ; il touche, met le doigt, si j’ose dire, sur l’endroit où les seins sont une sorte d’affirmation, de séduction. Mais il désigne aussi d’autres parties du corps ; partout, le corps est fait de naissance, d’esquisse, d’ébauche, de soulèvement, de détachement. Le corps est ce qui peut se lever, se déployer, s’ouvrir. C’est ce qui le rend tellement émouvant.

M. Y. : L’homme a toujours été attiré par le sein. L’éloge du sein qui traverse les siècles est le fait des hommes, et les femmes ont longtemps été obligées de se voir à travers des yeux masculins. Cette histoire est écrite, produite par les hommes, alors que j’ai pour ma part essayé de chercher ce que les femmes, elles, pensaient des seins. C’est pour cette raison que j’ai vu dans votre livre un aspect masculin, mais si vous voulez dire humain, je ne suis pas contre. La vie commence en effet par le sein. Je suis d’accord sur ce point avec Freud qui écrit, au sujet de l’identification : « Je suis le sein. » Ce désir primitif est encore exprimé par Philip Roth dans Le Sein, l’histoire d’un homme transformé en énorme glande mammaire, que nous évoquons tous les deux.

J.-L. N. : À ce propos, je vais vous raconter d’où mon livre est parti : d’une longue citation de Theodor Lipps, le théoricien de l’esthétique favori de Freud. Lipps, qui réfléchit sur l’empathie dans le rapport au corps d’autrui, souligne en appendice un cas très étrange : l’empathie de l’homme pour les seins de la femme. Ce texte de 1903 m’a beaucoup frappé, par le fait justement qu’au lieu de parler d’attrait, d’attirance, Lipps parle d’empathie. L’homme n’a pas besoin d’avoir des seins pour ressentir leur exubérance – du latin uber, « fertile » –, leur débordement, leur générosité. Ce gonflement de la nature, l’homme l’éprouve en lui-même, devant les seins de la femme.