Édito

Pourquoi lire Kant aujourd'hui. L'édito de Sven Ortoli

Sven Ortoli publié le 2 min

La postérité a fait de lui une horloge. Un casanier réglé comme un coucou suisse. Vie amoureuse atone, pas de voyages, l’archétype du pur cerveau dont les rouages cliquettent au rythme de sa marche quotidienne par les sept ponts de Koenigsberg. Trente ans après sa mort, le poète Heinrich Heine raconte qu’en le voyant emprunter l’allée des Tilleuls, les habitants de la capitale de Prusse-Orientale savaient l’heure aussi bien qu’en la lisant sur l’horloge de la cathédrale. Tic-Tac, c’est l’heure de la promenade d’Emmanuel, l’homme qui soutient une morale insoutenable : jamais de mensonge, il préférerait livrer un ami aux bourreaux plutôt que renoncer à la véracité. Voilà pour la caricature romantique.

Mais le génial philosophe vaut bien mieux que cette satire. Pourquoi lire Kant aujourd’hui ? Parce qu’il est un carrefour, un poste d’aiguillage, un échangeur, un hub. Toute l’histoire de la pensée gravite autour de son œuvre. Sorti de son « sommeil dogmatique » (à presque 60 ans !), il bâtit un système qui déjoue les antagonismes les plus féroces : empirisme contre rationalisme, idéalisme contre réalisme, scepticisme contre dogmatisme, déterminisme contre libre arbitre... Les philosophes qui lui succèdent ne cessent de s’y référer, pour le contester, le défendre ou le réinterpréter. Chacun y trouve son compte. Nous en sommes témoins puisque le vocabulaire de Kant n’a cessé d’imprégner le nôtre : sujet, objet, respect, personne… et, au premier rang, critique, le mot qui scande tous les moments de son œuvre. Qu’est-ce qu’un geste critique ? Étymologiquement, c’est faire le tri. Critiquer ­– il s’en explique en répondant à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » –, c’est se libérer des préjugés et de la « tendance à la passivité » : « Ose penser par toi-même ! C’est cela être conséquent, dit-il : c’est la plus haute obligation du philosophe, et c’est pourtant ce que l’on rencontre le plus rarement. » À bon entendeur... Kant est le rare exemple d’un homme qui vit ce qu’il pense et pense ce qu’il vit, sans hiatus. Un homme conséquent qui, dans le siècle de la raison triomphante, en fait la critique : n’en déplaise aux scientistes, tout n’est pas connaissable par la méthode mathématique ! Newton, c’est bien, c’est grand, mais la loi de l’attraction n’explique pas tout : « L’illusion transcendantale » survient quand on « délire avec la raison » et le « suprasensible » ne relève pas de la raison dogmatique mais de la raison examinatrice. Celle qui regarde les conditions de possibilité de la connaissance. Quant à l’éthique plombante qu’on lui attribue volontiers, il se contente d’observer qu’on ne pense pas une morale depuis un Bien qu’il serait illusoire de définir théoriquement. Il faut penser le Bien depuis l’impératif catégorique, cette voix de la conscience qui chuchote comme le grillon à l’oreille de Pinocchio qu’il faut considérer autrui « toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen ». Vous connaissez plus actuel ?

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