Tous responsables ?

« De quoi sommes-nous responsables ? C’est la question que je me suis posée alors que le terme m’est apparu omniprésent dans l’espace public. Hier encore dans la bouche de la Première ministre, qui tenait un discours à la Sorbonne pour présenter les mesures du gouvernement après les émeutes de l’été 2023. Au moins trois modalités de la responsabilité existent.

“Chacun est responsable devant la société.” Élisabeth Borne l’affirmait donc devant des maires, détaillant son programme visant notamment à “davantage responsabiliser les parents”. Et d’enchaîner en évoquant la mise en place de “stages de responsabilité parentale”, avant de conclure par un appel à relever “les défis à venir ensemble, dans un esprit de responsabilité partagée”. Bref, tous responsables. Mais de quoi ?

A posteriori. Un premier sens de la responsabilité renvoie à son acception juridique, civile et pénale, qui résulte d’un dommage ou d’une infraction. Selon l’étymologie du mot, on “répond” alors de l’acte qu’on a commis. A posteriori, donc. Dans un sens plus philosophique, si nous pouvons être tenus responsables, c’est que nous sommes libres d’agir et que notre comportement n’est pas dicté par une puissance extérieure. Nous pouvons en rendre raison après coup. Cette autonomie, comme le soulignent les Lumières, est d’ailleurs ce qui nous fait sortir de la minorité. Nietzsche, dans Humain, trop humain (1878), peut écrire que “les hommes dont c’est le métier de juger et de punir cherchent dans chaque cas à constater si un malfaiteur est en somme responsable de son méfait, s’il était en son pouvoir d’employer sa raison, s’il a agi pour certains motifs et non pas inconsciemment ou sous la contrainte”.

A priori. La seconde acception de la responsabilité est plus métaphysique. Elle renvoie à l’humanité en soi dont on répond par le simple fait d’exister. Cette conscience nous oblige a priori. Dans Les Frères Karamazov (1880), Dostoïevski écrit que “nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres”. Emmanuel Levinas reprend à son compte cette conviction, en montrant que nous sommes porteurs d’une responsabilité infinie pour autrui, dès lors que celui-ci se présente à nous avec sa vulnérabilité. “Je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres”, écrit-il.

Pro futuro. Un renversement s’est opéré après la Seconde Guerre mondiale, avec le développement de la menace nucléaire et la crise climatique. La responsabilité ne nous incombe plus seulement comme la conséquence de nos actes, ni comme l’appel qui exige de nous le respect de l’humanité. La responsabilité vise dès lors la préservation de l’humanité pour le futur. Elle anticipe un dommage possible à l’avenir. Hans Jonas pose ainsi cet impératif dans Le Principe responsabilité (1979) : “Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.”

Dans son discours, Élisabeth Borne semble mélanger les différentes acceptions, juridique et philosophique, en évoquant à la fois une responsabilité de tous, “partagée”, mais aussi la volonté de “responsabiliser” les parents et l’organisation de “stages de responsabilité”, sans que l’on puisse imaginer quel pourrait bien être leur contenu. Car soit l’on considère la responsabilité dans un sens juridique – être tenu responsable, certes, mais que signifie en revanche être “responsabilisé” ? –, soit on la prend dans un sens philosophique, comme le revers de notre liberté, comme une sensibilité et une valeur. Mais apprend-on à être libre ? Pas comme on apprend le code de la route ou à faire la cuisine, en suivant des règles ou en faisant des stages, et encore moins sous la contrainte. Par l’éducation, peut-être… mais hier, il n’en était pas question ! »

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