Comment voulons-nous être policés ?

Trois morts, 700 policiers et gendarmes blessés, plus de 3 000 interpellations dont un tiers de mineurs, 12 000 véhicules incendiés, 168 écoles et 105 mairies attaquées, 17 élus pris à partie, un coût total estimé à 650 millions d’euros… Les émeutes consécutives à la mort du jeune Nahel ont sidéré par leur intensité. Au-delà de l’ampleur des violences, la nature de ce mouvement, confrontant une police mal formée et une jeunesse déchaînée, a interrogé. Certains n’ont pas manqué de relancer le débat sur la « décivilisation », selon le terme emprunté par le président de la République au sociologue Norbert Elias. Mais comment se définissent la civilisation et la civilité ?

Dans « Civilisation : contribution à l’histoire du mot » (Problèmes de linguistique générale I, 1966), le linguiste Émile Benveniste attire l’attention sur un paradoxe historique : alors que le phénomène de la civilisation nous renvoie à la plus haute Antiquité, le mot est proprement moderne. Il fait une première apparition au XVI^e siècle dans une acception juridique : « civiliser » signifie alors rendre civil un procès criminel. Ce n’est qu’au XVIII^e siècle que le terme acquiert sa signification actuelle avec le marquis de Mirabeau qui l’introduit dans L’Amy des femmes (1758), sous-titré Traité de la civilisation. Remarquant que cette notion est utilisée pour désigner « l’adoucissement des mœurs, l’urbanité, la politesse, et les connaissances répandues de manière que les bienséances y soient observées et y tiennent lieu de lois de détail », il relève que « tout cela ne présente que le masque de la vertu et non son visage, et la civilisation ne fait rien pour la société si elle ne lui donne le fond et la forme de la vertu ». Dès son surgissement, l’idée de civilisation se double ainsi d’un soupçon relatif à sa dimension disciplinaire, voire policière. « Pour Mirabeau, remarque Benveniste, la civilisation est un procès de ce qu’on dénommait jusqu’à lui la “police”, un acte tendant à rendre l’homme et la société plus “policés”, l’effort pour amener l’individu à observer spontanément les règles de la bienséance et pour transformer dans le sens d’une plus grande urbanité les mœurs de la société. »