Blumenberg
Une recension de Mathilde Lequin, publié le« Il s’exhortait à donner l’image d’un flegme imperturbable, mais son cœur bondissait. Un lion ! Un lion ! Un lion ! » C’est une histoire de fou qui happe le respectable philosophe Hans Blumenberg : une nuit, un lion surgit dans son bureau. Avant de disparaître, puis de réapparaître dans ses cours, sans que personne d’autre ne soit apparemment capable de le voir… S’il envisage d’abord un canular d’étudiants, une « supercherie fondamentale » destinée à « tester [s]es forces intellectuelles », le voici bientôt persuadé que le roi des animaux est venu à lui parce qu’il est « le dernier philosophe à savoir lui rendre hommage ».
Tel est l’argument de ce roman insolite, best-seller en Allemagne, qu’a inspiré à Sibylle Lewitscharoff l’éminente figure de l’anthropologie philosophique Hans Blumenberg (1920-1996). Ce brillant théoricien de la métaphore, pour qui la création de formes symboliques est un geste de défense par rapport au caractère écrasant du réel, offre en fait un prodigieux matériau littéraire à qui sait débusquer ce trésor… dont des dizaines de fiches consacrées au lion, qui le fascinait et auquel il rend effectivement hommage. De saint Jérôme au Douanier Rousseau, il y explore dans des méditations savoureuses les multiples significations prêtées par la culture humaine à cet animal.
Mais ces écrits déroutants, où « l’absence de lion » est commentée avec une ferveur égale, sont loin d’offrir une clé de lecture univoque au roman. Ils ajoutent plutôt au trouble créé par cette fiction philosophique inédite, qui confronte un penseur à l’incarnation de ses propres concepts – ou, devrait-on dire dans le cas présent, de ses métaphores. S’agit-il, comme notre héros en est convaincu, d’un miracle venant récompenser l’œuvre d’une vie ? Ou d’un cauchemar, aux confins de la folie ?
La romancière, distinguée outre-Rhin par le prestigieux prix Georg-Büchner pour l’ensemble de son œuvre, se garde bien de lever l’ambiguïté propre à cette veine fantastique. En admiratrice de Blumenberg, elle multiplie les angles d’interprétation dans cette fable. À mille lieues du pensum érudit qu’on aurait pu craindre sur un penseur méconnu et réputé difficile, ce livre inclassable est aussi un poignant roman d’apprentissage, dans la grande tradition du romantisme allemand : on y suit le destin tragique de quatre étudiants marqués par la pensée du maître, puisque tous mourront d’être restés invisibles à ses yeux. Comble de l’ironie pour celui dont la visibilité est un concept phare…
Métaphore absolue de la philosophie de Blumenberg, le lion, en lui donnant vie, révèle aussi ses limites. « En toute quiétude léonine », l’animal regarde le penseur se débattre et sombrer dans les affres de l’interprétation infinie. Les concepts sont-ils vraiment, comme ce dernier l’a toujours soutenu, ce qui permet à l’homme de survivre ? Ou désignent-ils au philosophe son tombeau ? Cette vertigineuse dislocation du réel en un chaos d’apparences s’achèvera dans une caverne, en référence au mythe platonicien cher à Blumenberg. C’est là qu’à l’heure du trépas, le lion grondera le nom de celui qui se désignait, non sans vanité, comme un « nommeur de monde ». Morale de l’allégorie ? C’est du lion, passeur entre le monde de l’esprit et le monde réel, entre la vie et la mort, qu’il nous reste à l’apprendre.
Sa mise en scène en douze heures de l’époustouflant roman chilien de Roberto Bolaño “2666” au dernier Festival d’Avignon a conquis les spectateurs…
Santé, crise sociale, écologie… Quelles seront les grandes préoccupations pour l’année 2021 ? Pour tenter d’y répondre, Philosophie magazine a…
Un concept est une représentation mentale objective, stable, exprimée par un mot qui s’obtient par un effort d’abstraction. Alors que pour pouvoir conceptualiser, il est nécessaire de faire usage de sa raison, il faut, pour produire une image,…
“Ce qu’il y a de plus scandaleux avec le scandale, écrivait Simone de Beauvoir, c’est que l’on s’y habitue.” Si Giusi Nicolini a reçu, après…
Depuis une quinzaine d’années et grâce à l’imagerie médicale, la neurologie a fait de véritables bonds. Et même si elle est d’abord une école d’humilité, explique le chercheur Lionel Naccache, elle n’en lève pas moins un coin du voile…
Qualifiée de « Cassandre des lettres américaines » pour l’acuité de son regard, la romancière Lionel Shriver vient de faire paraître en français Propriétés privées (Belfond). Cette libertaire revendiquée dresse un tableau de l…
Nous vivons dans un monde de fictions. La perception visuelle, les sens en général, la mémoire ou encore l’identité ne sont que des produits fictionnels de…
Michel Serres projetait de consacrer un grand ouvrage aux Fables de La Fontaine. Sa mort en 2019 l’en aura empêché. Les…