Hard Romance. Cinquante Nuances de Grey et Nous
Une recension de Victorine de Oliveira, publié le« Certains récits ‘’vont comme un gant’’ à leur époque, la reflètent et lui proposent un miroir dans lequel elle peut enfin se regarder » : ainsi Eva Illouz aborde-t-elle le raz-de-marée éditorial Cinquante nuances. Depuis la sortie de son premier tome en 2012, blogs et journaux sérieux se sont échinés à commenter et comprendre le prodigieux engouement suscité par cette bluette bondage. Sujet d’amusement, de moqueries, de consternation, mais aussi d’inquiétude, le « mommy porn » (« porno pour mère de famille ») signé E. L. James n’en finit pas de faire couler de l’encre. D’abord présenté comme un précis de libération sexuelle, la trilogie a été récemment suspectée, dans une étude menée par des chercheurs de l’Université du Michigan, de rendre « la violence conjugale glamour ».
Petit rappel pour ceux (plus que celles, statistiquement) qui y auraient échappé : Cinquante nuances raconte l’histoire d’amour entre Anastasia Steele, jeune étudiante naïve et inexpérimentée, et Christian Grey, homme d’affaire séduisant, mystérieux… et beaucoup plus expérimenté. Une expertise qui tient davantage à l’art de manier fouet et boules de geishas qu’à la gestion de son entreprise, on l’aura compris. Et la belle Ana adore ça. Ainsi que les lectrices de leurs ébats.
Eva Illouz met intelligemment de côté les questions de qualité littéraire et de « moralité » des pratiques décrites, pour s’intéresser à ce qui, dans le roman, résonne avec nos angoisses, amoureuses et sociales. Cinquante nuances est bien de son temps à plusieurs égards. Issu de l’univers des fanfictions, ses personnages, sa trame narrative et ses rebondissements correspondent à un va-et-vient permanent entre l’auteur et ses lecteurs. Le roman, finalement publié de façon traditionnelle, ne pouvait ainsi que répondre aux attentes d’un lectorat amateur d’Harlequin et autres sentimentalités plus ou moins érotiques.
« Pour Illouz, ils rejouent, à coup de fessées et godemichets, la bonne vieille dialectique du maître et de l’esclave »
Mais Illouz va plus loin en devinant, entre les draps de satin et les soupirs d’excitation stéréotypés des amants, les contradictions du sujet moderne. Tiraillé entre injonctions d’autonomie (« comment se construire », « l’art de s’affirmer », « s’épanouir au travail, en famille et au lit », matraquent les magazines) et désir de connaître l’amour-passion, l’individu est pris entre deux « idéaux antithétiques » avec lesquels il devient toujours plus difficile de jongler. Ana et Christian offrent à cette tension une résolution ludique et coquine via le BDSM. Pour Illouz, ils rejouent même, à coup de fessées et godemichets, la bonne vieille dialectique du maître et de l’esclave. Que vient faire Hegel en plein sexshop ? Ana la soumise suscite la reconnaissance de son « tortionnaire », qui ne peut jouir d’elle qu’en l’admettant comme sujet. Finalement, elle est « un modèle d’affirmation de soi, conforme à celui envisagé par le féminisme ».
Enfin, Cinquante nuances n’a rien d’un livre à lire d’une seule main. Au contraire, « il invite plutôt les femmes […] à ‘’tirer quelque chose’’ de sa lecture ». Avec son « érotisme en kit » et ses airs de « guide pour s’aider soi-même », le roman pourrait bien s’apparenter à un Manuel du XXIe siècle. Pourquoi pas ? Après tout, Epictète est bien né esclave…
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