Le Triomphe de l'artiste

Une recension de Catherine Portevin, publié le

C’est un livre longuement porté mais écrit contre un temps qu’il savait compté. Tzvetan Todorov est mort le 7 février dernier, quelques jours avant la parution du Triomphe de l’artiste. L’historien des idées, né à Sofia en 1939, élevé dans la Bulgarie soviétique, émigré en France en 1963, y examine les relations idéologiques entre art et politique, entre les écrivains et artistes russes et l’État soviétique à partir de la révolution d’octobre 1917 jusqu’à l’entrée en guerre de l’URSS, en 1939. Comment les créateurs ont-ils préfiguré la Révolution, donné forme à l’utopie, promu un futur et un homme nouveau ? Et comment ont-ils, par la suite, vécu la soumission de leur liberté au réalisme socialiste ? En posant la question de la croyance dans un changement radical de l’humanité, Todorov approfondit, au-delà de la seule condamnation morale et politique, une page majeure de l’histoire moderne, qu’on aurait tort selon lui « de tourner sans l’avoir vraiment lue ». Dans sa conclusion, tout en combattant les parallèles abusifs, il admet pour la première fois une certaine continuité entre les totalitarismes du XXe siècle et les travers des démocraties ultralibérales d’aujourd’hui, dans le regain du messianisme politique et dans les risques de déshumanisation par la raison instrumentale…

Sans doute, entendrons-nous dans cet opus ultime des accents testamentaires. En réalité, nous y retrouvons la voix constante – claire, savante, sensible – et les grands sujets d’étude et de pensée qui furent les siens. Le Triomphe de l’artiste concentre un parcours personnel et intellectuel, et marque la cohérence d’une œuvre impressionnante par la diversité des approches et la lucidité des analyses. Lire et connaître Todorov est le genre d’expérience qui change la vie sans qu’on s’en aperçoive.

Le Triomphe de l’artiste marque une forme de retour aux sources. Vers le communisme, qui a évidemment marqué sa biographie, mais aussi vers la culture russe qu’admirait tant son père et dans laquelle il a nourri son amour de la littérature. Rien n’émouvait davantage Tzvetan Todorov que de lire en russe les poèmes de Marina Tsvetaïeva ou de Boris Pasternak. Sur les rayons de la bibliothèque paternelle, il découvre aussi les textes des formalistes publiés dans les années 1920 qu’il introduira en France en 1965. Il décrypte ici le lien du formalisme avec les avant-gardes artistiques révolutionnaires (le suprématisme de Malevitch, le futurisme du poète Maïakovski…).

Enfin, Todorov réaffirme dans Le Triomphe de l’artiste le choix qui lui fut essentiel pour écrire l’histoire de la pensée : l’art et la littérature sont porteurs de sens et de valeurs autant, sinon plus, que les concepts de la philosophie ; ce sont les premières des sciences humaines par les voix singulières qu’elles font entendre dans le chaos du monde.

Si l’artiste triomphe en dernier ressort, son royaume « n’est pas de ce monde ». Maïakovski, Tsvetaïeva, Pasternak, Vassili Grossman, Chostakovitch, Zamiatine, Eisenstein, Meyerhold, Blok, Babel, Boulgakov, Gorki, Malevitch… sont des « héros fragiles » que Todorov peint avec empathie. Quels que furent leur enthousiasme ou leur scepticisme pour la Révolution, leurs stratégies d’adaptation dans la « zone grise », leurs compromissions ou leurs résistances, tous furent « brulés par la flamme rouge d’Octobre » : fusillés, suicidés, affamés, asséchés, exilés, condamnés au silence ou au clivage intérieur. Dès lors, leur triomphe est celui de leurs œuvres, qui manifestent ce qu’aucun Staline n’a pu écraser : non pas l’artiste en démiurge éclairant le peuple, mais la valeur en soi de chaque existence humaine, ce que Todorov aimait appeler « la signature humaine ». « J’ai entièrement anéanti le visage de l’homme et toutes ses propriétés. Il n’y a plus de gens, il y a une vie sans-objet », proclamait Malevitch dans son manifeste « suprématiste » en théorisant jusqu’à l’extrême l’abstraction de « l’art comme tel », avec par exemple son fameux Carré blanc sur fond blanc (1918). Mais regardons avec Todorov sa Face d’un homme du futur, peint dans ses dernières années : une tête stylisée sur fond bleu, un ovale blanc remplaçant le visage. Et ce blanc, là, ne dit plus le refus de la représentation. Il figure la défiguration de l’individu réduit à néant par le pouvoir.

 

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