L'empire de la compassion

Une recension de Juliette Cerf, publié le

Le livre en livre, Paul Audi aiguise sa pensée de la création qu’il nomme l’« esth/éthique ». Une réflexion sur l’acte créateur, entendu comme un acte vivant et réjouissant. Une jubilation. Jadis exilé de son pays natal, le Liban, le philosophe change à nouveau de territoire. Il signe aujourd’hui L’Empire de la compassion, passionnante réflexion sur ce sentiment qui me pousse à partager le malheur d’autrui – et qui est au fondement de l’idéologie du « care » (soin), guère appréciée par l’auteur qui pointe la « déroute du politique dont elle est en vérité le symptôme ». Pas de doute là-dessus, « c’est à la douleur que je compatis, non à la joie », précise Paul Audi. « La compassion commence quand on entend “À l’aide !” dans, sous ou derrière “Aïe”. » Elle « transforme le dire de la souffrance en appel ». Certains philosophes, comme Jean-Jacques Rousseau ou Emmanuel Levinas, ont fait de la compassion le fondement de la socialité humaine. D’autres, plus cruels, comme Friedrich Nietzsche, ont profondément haï ce sentiment.

Paul Audi chemine à travers ces différentes visions, prenant la peine de distinguer cet affect de l’amour. « Est-ce aimer que de “souffrir avec l’autre” ? », se demande le penseur. Non, car « si, dans l’amour, nous faisons l’épreuve de la différence, d’une différence insurmontable, sans réserve ni relève, dans la compassion, en revanche, nous faisons l’expérience de la similitude ». L’autre revient au même, l’autre est un semblable. Si elle ne peut être assimilée à l’amour, serait-elle néanmoins une preuve d’amour ? Est-il possible d’aimer sans jamais ressentir de compassion ? Quels sont ses liens avec la charité et la justice ? Voilà les questions balisées par Paul Audi. Qui prône en définitive un usage feutré, pudique du sentiment compassionnel : « Il faut l’être sans le dire, sans s’en glorifier et, surtout, en se tenant à distance de la souffrance que l’on partage. » Car, qu’est-elle sinon « un signe qui résulte de l’attachement du vivant à la vie » ? 

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