Les Bords de la fiction

Une recension de Philippe Chevallier, publié le

Que cherche la littérature ? Rendre perceptible et pensable un monde commun. Parcourant quelques massifs de la fiction occidentale, d’Honoré de Balzac à l’écrivain allemand W. G. Sebald, le philosophe Jacques Rancière poursuit son exploration des puissances de la fiction et livre une analyse passionnante des « formes de visibilité » nouvelles qu’elle déploie au XIXe et au XXe siècles. Ces formes n’engagent ni plus ni moins que nos manières d’appréhender le monde, de lire ses événements. Prenez une fenêtre : objet banal dans une histoire, elle est aussi une manière de voir, de cadrer le dehors, de capturer son reflet. Par elle, Baudelaire, Maupassant ou Proust inventent des passages entre les êtres et les classes, effacent les différences, inversent les rapports de la vérité et du mensonge. À ces jeux de vitres, Rancière consacre une fascinante première partie, sommet de ce recueil d’articles et conférences – pour certains inédits – qui font suite au désormais classique Politique de la littérature (2007). Suivent de belles réflexions sur les « fictions » politiques (Marx), l’invention des personnages (Conrad) ou encore les nouveaux destins du réalisme. Depuis la tragédie grecque, la littérature narre comment l’inattendu arrive à un héros. Le tournant moderne, c’est l’extension de ce principe au monde obscur des humbles, des êtres sans histoire. Mais loin de l’exaltation des masses, la vérité du réel se révèle dans des univers clos et immobiles, ceux des maîtresses de maison de Virginia Woolf dont le drame se tapit dans les choses mêmes et les instants vides. Tenant ensemble politique et esthétique, Rancière cherche dans un instant qui se replie sur lui-même un nouvel accès au tout de l’injustice et de la douleur, à distance de la science marxiste. Au-delà de toute thèse se lit ici une pensée qui s’abandonne véritablement et radicalement à la littérature.

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