Yoga

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Dans les récits d’Emmanuel Carrère, il arrive qu’un monstre fasse surface – Jean-Claude Romand, le tueur mythomane de L’Adversaire, Philip K. Dick, auteur schizophrène dans Je suis vivant et vous êtes morts ou Édouard Limonov, écrivain et gourou nationaliste russe dans Limonov. Ce monstre, le narrateur nous l’amène comme un convive, presque un ami. Il s’arrange pour que nous puissions le fréquenter. L’irruption du pathologique dans le normal est une con­stante de son œuvre où le récit se mêle à une part de fiction. Et si, en dernier ressort, le fond de la réalité était un cauchemar, une horreur indicible ? Et si une vie ordinaire était d’abord quelque chose d’invivable ?

Ce qui change avec Yoga, c’est que le monstre n’est plus au dehors mais au dedans. Il se loge dans le psychisme du narrateur. D’une façon à la fois souveraine et désarmée, ce récit de quatre cents pages est une histoire clinique personnelle, une plongée dans le gouffre de ses propres symptômes. Après une décennie paisible, consacrée à la méditation orientale, à l’écriture et à la vie de famille, le narrateur bascule dans un chaos intérieur. Il est atteint de tachypsychie, accélération du rythme de l’esprit, est traversé en permanence par un flux de pensées décousues. Cette descente aux enfers le mène à l’hôpital psychiatrique, où il subit perfusions et électrochocs. Ses pulsions suicidaires atteignent alors leur paroxysme. Même dans les moments de répit, le fond de sa conscience reste inhabitable. Si sa vie devient un cauchemar, c’est moins en raison d’événements extérieurs que par sa pente intrinsèque, comme si elle accomplissait son inexorable loi. 

Dans Yoga, l’autodestruction psychique est racontée avec des mots justes mais ordinaires. Aucune dimension n’est ignorée : la faille psychique est très profonde, très douloureuse, mais dans la mesure où elle fait l’objet d’un récit, elle n’est pas étrangère à un certain faire-valoir narcissique. Le narrateur en est conscient. Il en joue pour obtenir plus de véracité. La littérature ne doit pas mentir.

Comme dans D’autres vies que la mienne, c’est finalement le souci de l’autre qui permet au narrateur d’émerger. L’accompagnement de jeunes migrants dans un centre de l’île grecque de Leros lui apporte un début d’oubli de soi. Raconté avec beaucoup d’autodérision, ce partage de la souffrance apparaît comme une issue possible. Jusqu’au bout, avec une limpidité saisissante, Emmanuel Carrère entre en lui-même comme en territoire ennemi.

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