2022, l'année de Murphy

Pour la dernière infolettre de l'année, Ariane Nicolas revient sur la série d'événements inattendus qui a secoué l'année 2022. Et s'interroge sur la notion de « possible  : peut-on savoir, d'une manière ou d'une autre, à quoi pourrait ressembler 2023 ?

Eh bien, quelle année, dites-moi ! Entre la guerre en Ukraine, la crise énergétique, la sécheresse, l’inflation, les pénuries, et jusqu’à la défaite de l’équipe de France... j'ai bien cru qu'on n'en verrait jamais le bout. Après le confinement de 2020, je pensais avoir fait l’expérience ultime d’un événement inouï, celui dont je parlerais à mes petits-enfants avec douleur et fierté. Mais c’est comme si le confinement avait plutôt ouvert une boîte de Pandore et que plus rien, dans le cours des choses, ne pouvait vraiment me surprendre. Serais-je, et serions-nous tous, en train de vivre une « loi de Murphy » appliquée à l’actualité ?

Si vous avez vu le film Interstellar (2014), de Christopher Nolan, vous savez sans doute ce qu’est la loi de Murphy. Parfois surnommée « loi de la tartine beurrée », née du cerveau d’un ingénieur mais n’ayant rien de scientifique, elle stipule que si une chose peut tourner mal, alors il est probable qu’elle tournera mal. Comme la fameuse tartine qui tombe si souvent du côté de la confiture (bon sang !). Une version moins pessimiste de cette loi, partagée par le héros du film, indique simplement que « ce qui peut arriver, arrivera ». Le pire comme le meilleur. Autrement dit, l’éventail du possible est trop vaste pour que l’on puisse en prédire toutes les variantes. Imaginons que vous construisiez une fusée : vous pouvez élaborer un milliard de scénarios pour parer à tout problème, il pourra quand même se produire une chose qui n’en faisait pas partie. La loi de Murphy est une façon de dire qu’aucun modèle ne peut prédire le hasard et qu’il faut donc s’attendre à toute éventualité… surtout à ce à quoi l’on ne s’attendait pas.

Face à la série d’événements fortuits qui a émaillé 2022 – citons encore la révolte féministe en Iran ou les manifestations en Chine contre la politique sanitaire –, j’ai un peu l’impression d’être entrée dans une loi de Murphy en direct. Quel imprévu pourrait encore me surprendre ? Si vous m’annonciez, pour 2023, la survenue d’une nouvelle pandémie, un krach boursier pire qu’en 1929 ou une pluie de grenouilles, j’en serais préoccupée, bien sûr, mais pas nécessairement estomaquée. Pour la première fois, j’ai le sentiment d’envisager réellement tous les possibles dans mon existence. Je ne me projette plus dans un avenir relativement déterminé, fait de contraintes passagères, de joies fréquentes et d’inéluctables déceptions, mais un avenir réellement ouvert, incalculable, un futur potentiellement ahurissant.

La question est toutefois de savoir ce que ce 'possible' peut renfermer. Ce qui arrivera en 2023 est-il déjà en germe en 2022 ? L’imprévisible est-il seulement un déficit de connaissance humaine, échappant à notre entendement, ou tient-il à la nature parfaitement indéterminée de ce qui peut advenir ? C’est la question que se pose Henri Bergson dans sa conférence Le Possible et le réel (1930). Contre une tradition métaphysique qui fait du possible une réserve d’éléments en puissance dont certains finiront par se réaliser, comme s’il existait quelque part une « armoire à possibles » à disposition des humains, le philosophe défend l’idée d’une nouveauté radicale dont la source ne proviendrait pas du présent, mais de l’avenir. « Le nouveau ne se réduit pas au réarrangement d’éléments anciens », selon Bergson, il prend forme à chaque instant et ne peut être qualifié de possible que rétrospectivement, une fois qu’il est advenu par surprise. Surprise qui tient à la nature de la vie, elle-même mouvante et libre. « La possibilité est créée par la liberté même », conclut-il.

Une telle indétermination se révèle aussi angoissante que grisante. Gageons au moins qu’elle atteste de notre précieuse liberté ! C’est dans ce joyeux brouillard que je vous souhaite, au nom de la rédaction de Philosophie magazine, d’excellentes fêtes de fin d’année. Cette infolettre se mettra en veille le temps des agapes, et reviendra à partir du mardi 3 janvier.

À très bientôt !