Alaa el-Aswany, Henry Laurens. Le souffle toujours vivant de la place Tahrir

Une révolution a eu lieu. Elle est toujours en marche. Voilà ce qu’il faudrait garder à l’esprit, au lendemain de la victoire électorale des Frères musulmans en Égypte et des provocations salafistes en Tunisie qui menacent le legs du printemps arabe. Pour prendre un peu de recul sur l’évolution des événements, nous avons organisé un dialogue entre Alaa el-Aswany et Henry Laurens. Le premier, romancier et auteur du célèbre L’Immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006), est l’un des intellectuels les plus engagés dans la révolution égyptienne, qui s’adressait chaque jour aux deux millions d’aspirants citoyens de la place Tahrir. Le second, professeur au Collège de France, est l’un des plus fins observateurs du monde arabe. Le premier témoigne de sa voix profonde et vibrante de la réalité des basculements en cours. Le second se confronte à l’analyse raisonnée des faits. Mais les deux s’accordent sur l’essentiel pour nous annoncer que, sans doute, nous n’avons encore rien vu. Et que le meilleur, peut-être, est à venir.

La victoire des Frères musulmans

Alaa el-Aswany : L’élection de Mohamed Morsi à la présidence de la République a eu lieu sous le contrôle d’une armée toujours au pouvoir. Il faut bien comprendre que les Frères musulmans sont un cas rare d’opportunisme en politique. Depuis leur création, en 1928, ils n’ont eu de cesse de se vendre au pouvoir au prix de mille concessions avant d’être jetés à la poubelle quand ils n’étaient plus jugés utiles. Ce fut le cas sous Farouk, sous Nasser, sous Sadate. Et, là encore, ils n’ont pas hésité à jouer leur intérêt contre celui de la révolution, à laquelle ils n’ont pas participé. Le problème, à mon sens, ce ne sont pas les islamistes mais les militaires. Ce sont eux qui mènent le jeu et réécrivent les règles de la Constitution comme bon leur semble. Je pensais qu’ils parviendraient à faire élire Ahmad Chafik, l’ancien Premier ministre de Moubarak, pourtant accusé de trente-cinq cas de corruption en attente de jugement. Alors, sans doute, la victoire des Frères musulmans démontre la profondeur du rejet de l’ancien régime. C’est peut-être une étape nécessaire : les islamistes, et leurs promesses illusoires, vont subir l’épreuve du pouvoir qui ne tardera pas à les discréditer.

Henry Laurens : Oui, l’inanité du slogan « L’islam, c’est la solution » va enfin apparaître au grand jour face à la crise sociale, économique et financière. Les nouveaux pouvoirs issus du printemps arabe sont immédiatement contraints au réel. En ce sens, 2011 a été le théâtre d’une authentique révolution, mais qui se distingue profondément de 1789 en France ou de 1917 en Russie : elle n’est portée par aucun projet utopique. Ni les mœurs de la société, ni les structures de la propriété ne sont remises en question. Nous avons assisté en fait à ce que j’appellerais « une révolution conservatrice ». Il s’agissait de faire coïncider, pour la première fois, la société et le pouvoir. Le slogan principal c’était : « Le peuple veut ! » Et puisque les sociétés arabes sont musulmanes, le succès des Frères musulmans, et des islamistes en général, relève d’abord de cette inédite coïncidence entre le peuple et l’État. Sans oublier que les islamistes apparaissaient comme les principaux opposants de Moubarak qui les a réprimés. Il y a donc un moment « Frères musulmans » incontournable. Mais ce n’est qu’une partie d’un processus qui va continuer à se déployer par saccades.